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Cécile Désaunay et Camille Chaudron : « Dans les discours actuels, c’est toujours la faute du consommateur. »

Nous avons parlé des peuples premiers, de l’esthétique du minimalisme ou encore des réseaux sociaux comme portes d’entrée dans le militantisme. Dans cet après qui se profile, le récit de la transition écologique reste à inventer, pour être plus puissant, plus positif et pour s’ouvrir à une diversité de profils. On essaie ?

Dans cet article, on rencontre
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De la joie et de l’amour. La volonté d’un nouvel imaginaire sur la consommation, plus désirable et plus séduisant, que Camille veut partager sur les réseaux sociaux. Oui, c’est contradictoire d’être écolo sur des plateformes qui appartiennent aux GAFAM. Mais Camille le sait, et elle l’assume.

Du cynisme. Celui de Cécile notamment, qui trouve que la consommation responsable peut devenir une justification pour continuer à consommer toujours plus.

Des questions. Destinées aux entreprises : comment se réinventer ? Comment appuyer la construction d’un nouveau récit écologique ?

De l’envie. Celle de tout casser pour tout reconstruire. BOUM.


Les récits qui nous transforment18

La consommation responsable, nouvel alibi de la société de consommation ?

Pour Cécile Désaunay, nous sommes à un point de bascule, où deux mondes s’affrontent, l’ancien et le nouveau. La directrice d’études du centre de réflexion Futuribles évoque la difficulté pour les citoyens, les consommateurs et même les entreprises de trouver leur rôle. Pour confronter la théorie à la pratique, nous l’avons rencontrée en compagnie de Camille Chaudron. La militante et médiactiviste nous a partagé ses doutes et ses convictions sur sa manière d’embarquer sa communauté de plus de 50 000  abonnés dans le récit écologique.

Avec elles, nous avons parlé des peuples premiers, de l’esthétique du minimalisme ou encore des réseaux sociaux comme portes d’entrée dans le militantisme. Dans cet après qui se profile, le récit de la transition écologique reste à inventer, pour être plus puissant, plus positif et pour s’ouvrir à une diversité de profils. On essaie ?

Lecture recommandée
La société de déconsommation
De Cécile Désaunay Manifestô, 2021

Laurène Yung : Cécile, dans votre dernier essai La société de déconsommation, la révolution du vivre mieux en consommant moins (éditions Alternatives, 2020), vous nous dites qu’aujourd’hui, on « compense plus qu’on ne réduit notre consommation ». Pourquoi la société de consommation attire-t-elle toujours autant  ?

Cécile  Désaunay : Je suis toujours sidérée de voir la place que la consommation a réussi à prendre dans nos sociétés modernes. C’est l’essentiel du PIB des pays développés et des dépenses des ménages, c’est ce qui fait tourner les entreprises. Cette logique de consommation s’est imposée très rapidement. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, c’est une parenthèse, à peine une soixantaine d’années. En même temps, c’est difficile d’imaginer un autre mode de fonctionnement, tellement c’est imbriqué dans tous nos systèmes collectifs. Alors mon idée, c’est de dire que, justement, parce que c’est très récent dans l’histoire de l’humanité, on peut aussi imaginer autre chose. Et on doit le faire  : le système est à bout de souffle, la croissance infinie est un mythe. Ce récit-là, l’imaginaire de la société de consommation, il va falloir le repenser. Ce n’est pas évident  : il est tellement au cœur de tous nos comportements, de tous les modèles économiques, du fonctionnement des pouvoirs publics et des institutions qu’il faut tout déconstruire.

Camille Chaudron : C’est devenu très simple de consommer : en un clic avec Amazon prime, sans cliquer en parlant à Alexa. La simplification de l’expérience utilisateur rend la société de consommation toujours plus séduisante. Au prix de l’exploitation des humains et de la destruction de l’environnement, on a baissé les coûts de telle sorte que les prix ne soient plus un frein à la consommation. Le discours dominant, c’est encore que consommer rend heureux. Même s’il commence à se fissurer, même si l’on en voit les limites, la majorité d’entre nous y croit toujours. Pour autant, il est en train de se transformer, de consommer plus vers consommer mieux. Mais dans ce schéma, on oublie le  consommer moins.

« Dès qu’on parle d’écologie sur les réseaux sociaux, on est dans une contradiction. »

Camille Chaudron

Delphine Winicki : Camille, vous faites partie des « déconsommateurs » qu’évoque Cécile dans son livre. Comment conciliez-vous votre  engagement écologique et votre  quotidien  d’influenceuse  ?

Camille Désaunay : Déjà, il y a une dissonance dans le fait d’inspirer les gens via une plateforme qui appartient aux GAFAM et qui a besoin de dépenser énormément d’énergie pour fonctionner. Dès qu’on parle d’écologie sur les réseaux sociaux, on est dans une contradiction. Mais pour moi, l’urgence d’une prise de conscience massive est telle qu’elle justifie d’aller là où les gens sont, pour faire passer un message le plus efficacement possible. Les livres ou conférences ont un impact plus limité. J’assume la contradiction parce que le message vaut la peine d’être entendu.

Concernant les partenariats avec les marques, s’inscrire dans une démarche d’influence ne signifie pas vendre des produits à tout va. Je suis allée sur les réseaux sociaux pour passer un message militant. Mon compte Instagram a d’abord vocation à relayer des messages d’associations ; comme Greenpeace ou Sea Shepherd. Le volet plus commercial ne concerne que des marques éthiques, engagées, écologiques. Je ne promeus pas le capitalisme vert. Je ne pousse pas à la consommation, je propose des solutions. Je ne dis pas « aller acheter ça, c’est indispensable à votre garde-robe ». Je conseille des options à ceux qui ont exploré toutes les alternatives à l’achat. Pour beaucoup, ce changement de consommation, est un premier pas vers le consommer mieux.

Laurène Yung : Entre  participer à la croissance et préserver notre planète, nous sommes en permanence soumis à des injonctions contradictoires. Et l’écart entre notre conscience écologique et nos comportements peut provoquer un inconfort moral, le « green gap ». On en parle ?

Cécile Désaunay : Le green gap est révélateur des zones de frictions qui peuvent exister entre la prise de conscience et la confrontation à un système qui n’évolue pas dans le même sens. Je distingue deux niveaux dans ces injonctions contradictoires.
Le premier, c’est ce que Dominique Méda  (dans la postface de «  Du gaspillage à la sobriété  », dirigé par Valérie Guillard, éditions De Boeck Supérieur, 2019 ; NDLR) appelle le dilemme entre le bon consommateur et le bon citoyen. En tant que bon consommateur, il faut acheter moins, d’occasion et respecter la planète. En tant que bon citoyen, il faut consommer pour entretenir la croissance et produire des richesses.

La deuxième tension, c’est le dilemme du colibri. Une fois qu’on est engagé dans une démarche de consommation responsable, on peut se faire des nœuds au cerveau : « Ok je ne mange plus de viande, mais je consomme des aliments de substitution qui viennent du bout du monde, ou du lait de coco dont la production a accentué la déforestation et tué des orangs-outangs… » C’est une logique hyper anxiogène. On croit avoir trouvé la solution, on croit pouvoir consommer mieux et plus on avance dans la démarche, plus on se rend compte des difficultés. L’écoanxiété, le sentiment de devoir porter le poids du monde sur ses épaules, est une source d’angoisse monstrueuse. Jusqu’où il faut aller pour faire sa part ? Ça ne sera jamais assez ! La prise de conscience est centrée sur les consommateurs, mais on ne peut pas leur demander de tout faire : leur marge de manœuvre est limitée, ils ne peuvent pas tout changer, et n’ont pas réponse à tout.

Camille Chaudron : Le  green gap dépend aussi de la classe sociale et du mode de vie de chacun. Même avec les meilleures intentions du monde, les réalités économiques ou géographiques font que ce n’est parfois pas possible de faire autrement. Et il est hors de question de culpabiliser les individus. Tous ne peuvent pas rendre leurs actions cohérentes avec leurs valeurs.

 « Il y a un côté assez jouissif à reprendre le contrôle sur sa consommation. »

Cécile Désaunay

Cécile Désaunay : Quand on regarde les bilans carbone des ménages, on voit que ce sont les plus riches qui sont les pires. Ce sont eux qui prennent l’avion ou qui dépensent le plus. Mais le récit de la consommation responsable ne leur est pas réservé. De plus en plus de ménages et d’individus, surtout des femmes, font bouger les lignes. Elles réfléchissent à leur consommation avec un point d’entrée financier : « j’ai du mal à boucler mes fins de mois donc je vais sur un groupe d’entraide pour m’aider à faire des économies ». Et là, elles se rendent compte qu’elles sont enfermées dans une spirale infernale, qu’elles se trouvent dans une logique de gaspillage monstrueuse  : elles ont trop acheté de promos, trop de neuf, sans en avoir besoin. Alors elles repensent la gestion de leur budget. Et à la fin, ce sont peut-être les plus engagées, car elles se prennent au jeu. Il y a un côté assez jouissif à reprendre le contrôle sur sa consommation et à ne plus être dépendant des pratiques imposées par les entreprises. Ce sont des publics intéressants à garder en tête, pour ne pas se cantonner à l’idée du bobo écolo.

Camille Chaudron : Le bobo citadin est une représentation de plus de l’hégémonie de l’homme blanc cisgenre hétéro qui dit aux autres quoi faire. Mais la réalité, c’est que beaucoup ne l’ont pas attendu pour s’engager sur les questions écologiques. À commencer par les peuples premiers qui sont les plus gros défenseurs de l’écologie et qui se font massacrer en Amazonie. Mais pas seulement  : les porteurs de discours sur l’écologie décoloniale, l’écologie féministe, l’écologie queer… Tous adressent les discours de l’écologie avec davantage d’inclusivité. Il faut se décentrer et leur donner plus de place.

Cécile Désaunay  : Moi, j’ai une lecture très cynique de la consommation responsable. La consommation responsable peut aussi être une étiquette verte pour poursuivre consommer encore plus  : « je me lance dans le zéro déchet, et pour ça, j’achète des bocaux en verre sur Amazon. » C’est aussi un formidable levier de distinction sociale. À une époque, la consommation de viande à une époque était surtout réservée à ceux qui avaient de l’argent. Aujourd’hui, c’est l’inverse  : plus on descend dans les catégories sociales, plus on consomme de viande. Un autre symbole de tout ça, c’est le minimalisme, remis à la mode par les hyper riches, qui ont les moyens de consommer ce qu’ils veulent. Et tous ces mouvements, toutes ces logiques que nous citons coexistent en un joyeux bordel. Il faut rester lucide, ne pas se laisser aveugler par de beaux discours ou sacraliser cette consommation responsable qui veut un peu tout et rien dire. La question c’est  : qu’est-ce qu’on veut raconter comme histoire ? Qui porte ce récit-là, et pourquoi ?

« Traiter le sujet de la voiture électrique sur TikTok, pour moi c'est impossible. »

Camille Chaudron

Delphine  Winicki : Justement, on voulait évoquer avec vous les discours portés par les entreprises. Les marques communiquent de plus en plus sur leur engagement écologique. Parmi les derniers exemples en date, The Climate Pledge porté paradoxalement par Amazon, qui entend atteindre la neutralité carbone d’ici 2040. D’après vous, les entreprises ont-elles un rôle  à jouer  pour nous accompagner dans l’alignement entre notre morale et nos comportements  ?

Camille Chaudron : De facto, les entreprises ont un rôle à jouer, car ce sont elles qui sont responsables de 70 % des émissions de GES dans le monde. Elles doivent se transformer, pas pour nous aider dans nos comportements et l’alignement avec notre conscience écolo, mais pour cesser d’être cette cartouche qu’on est en train de se tirer dans le pied.
Le cabinet Carbone 4 a montré que, même si chaque individu adoptait un comportement individuel héroïque, on ne baisserait que d’environ 25 % les émissions de GES.

Les entreprises doivent offrir la possibilité aux citoyens de s’aligner. Prenons l’exemple de l’énergie verte. Sans une entreprise qui donne la possibilité de se fournir en énergie issue de sources ENR, ça va être difficile d’atteindre un mix énergétique national de 100 % d’ENR.
Et ça pose beaucoup de questions parce qu’aujourd’hui EDF est le premier investisseur dans les énergies renouvelables, du fait de sa taille. Mais il n’est pas dans une logique de décroissance, mais plutôt d’accroissement de la consommation, d’énergie. Ce n’est pas pérenne. Pour moi, toutes les entreprises qui se verdissent doivent mourir. Elles sont destructrices même dans leur version verte, il suffit de voir H&M Conscious.

Cécile  Désaunay : Les stratégies de greenwashing des entreprises sont très portées sur la responsabilisation des individus : « c’est à vous de faire évoluer les comportements et, regardez, on vous aide à le faire ». Dans les discours actuels, c’est toujours la faute du consommateur. Et parallèlement, on ne remet pas en cause la production de bouteilles plastiques. Mais les consommateurs sont de moins en moins dupes. Le succès de Yuka le prouve. Nous entrons dans une société de la transparence, de la traçabilité, et ça va devenir compliqué pour les entreprises de faire n’importe quoi. Maintenant, très concrètement, aujourd’hui, pour une entreprise, c’est très difficile de sortir de la logique de vendre toujours plus de voitures ou de t-shirts pour gagner du profit. C’est tout un modèle à repenser. Alors, la plupart se contentent de suivre leur règlementation ou leurs concurrents sans être proactives, parce que c’est très risqué. Ce n’est pas pour les excuser, mais les freins sont partout.

Et une fois que le système actuel sera vraiment à bout de souffle, qu’est-ce qu’on fera ? Aujourd’hui, si l’on fait des produits durables, on doit les vendre plus chers alors qui va acheter ? L’économie de fonctionnalité — vendre la satisfaction d’un besoin plutôt qu’un bien — c’est très bien, mais c’est encore vague. Que met-on derrière, comment le déployer ? C’est compliqué de penser l’étape d’après, parce qu’on manque d’effet d’entrainement et de modèle suffisamment attractif pour se dire « ok, c’est vers ça qu’on va ». Le ratio risque/bénéfice est encore en faveur du modèle actuel, même si on commence à en voir les limites.

« Le récit de la consommation est très puissant, et difficile à déconstruire. »

Cécile Désaunay

Laurène  Yung : Que manque-t-il au récit écologique pour séduire autant que le récit de la société de consommation ?

Camille Chaudron : De la visibilité et de l’audience. Des incarnants et des incarnantes dans lesquels on se retrouve. De la désirabilité, de la joie, de l’amour  et des opportunités d’expérience. À partir du moment où on fait l’expérience d’un mode de vie plus écolo, on en perçoit sensoriellement les bienfaits, dans son corps, dans son expérience. C’est ce qui rassure et convainc. Si l’expérience du zéro carbone nous rend plus heureux qu’un voyage à Ibiza, la démonstration est faite. Mais pour ça, il faut avoir des opportunités d’expérience, donner de la visibilité et faire rayonner ces modes de vie. Aujourd’hui, ce sont des projets de niche, uniquement connus par des personnes déjà acquises à la cause.

Cécile Désaunay : Avez-vous lu Homo Deus  de Yuval Noah Harari ? L’historien y raconte l’importance des récits pour l’humanité et explique comment le récit du capitalisme a écrasé tous les autres, le récit religieux et tous les autres récits dominants. Le récit de la consommation est très puissant, et difficile à déconstruire. Il repose sur une multitude d’individus et de structures privées et publiques qui ne connaissent que ça, et ne croient qu’en ça. Nous sommes face à deux mondes qui se confrontent, l’ancien et le nouveau. Et les habitants de l’ancien nous disent que ceux du nouveau veulent nous faire retourner en arrière. Les critiques envers les écologistes qui défendent le low tech et sont accusés de lutter contre le progrès sont révélatrices de peurs qu’il ne faut pas négliger. Difficile de se dire qu’on va déconstruire ce qu’on a construit pendant 60  ans pour construire autre chose.

Lecture recommandée
Homo Deus
de Yuval Noah Harari 

« Peut-on encore fédérer tout le monde autour d’un seul récit ? »

Cécile Désaunay

Comme le dit Camille, il manque un récit puissant auquel se rattacher. Nous n’avons pas les bons interlocuteurs pour porter un nouveau discours. Il ne faut pas attendre que ça arrive des plus hautes instances.

Est-ce qu’on est encore capables aujourd’hui de retrouver un imaginaire et un discours aussi fédérateur que celui qui domine aujourd’hui ? Est-ce que, demain, on n’aura pas plutôt différents récits qui vont coexister, parce que nos sociétés sont plurielles et complexes ? Peut-on encore fédérer tout le monde autour d’un seul récit ? Je ne suis pas sûre qu’il faille chercher à imposer un imaginaire et un récit unique. La question c’est plutôt  : comment donner de la place à des récits plus compatibles avec la lutte écologique, tout en intégrant des problématiques économiques ? Il ne faut pas être naïf et se dire que demain on va tous vivre dans les champs. On ne peut pas tous arrêter de travailler. Le volet économique est un gros frein. Nous allons devoir trouver comment créer de la richesse différemment, sans doute moins, mais suffisamment pour faire fonctionner nos sociétés.

Laurène  Yung : Précisément sur la question de l’importance de faire émerger cet imaginaire écologique  : une fois qu’on a évoqué les limites des discours qui responsabilisent et culpabilisent à l’excès les individus, n’y a-t-il pas une place à prendre, un rôle à jouer pour les entreprises, les institutions publiques qui pourraient donner toute sa force à ce récit ?

Camille Chaudron : Le rôle des institutions passe d’abord par le fait d’inscrire dans la constitution la protection de la biodiversité, de la nature. Les entreprises ont un rôle à jouer en choisissant un modèle qui ne soit pas un modèle d’accroissement. Oui, il faut financer la transition et le changement de société mais, dans ce nouveau récit, on peut aussi sortir de notre obsession de la croissance et se demander si les indicateurs pour évaluer la richesse d’un pays sont toujours les bons. Plusieurs scénarios essaient de faire vivre un potentiel salaire universel. Ça peut contenir beaucoup de solutions à nos problèmes, si on se désaxe de la vision PIB de la croissance.

Cécile Désaunay : Il ne faut plus penser en termes de richesse mais en termes de besoins  : quels sont les besoins collectifs ? Je ne crois pas que les entreprises vont toutes fonctionner sur le même modèle, cela dépendra des tailles, des contraintes. Dans notre pays la majorité des entreprises sont des PME. Et on n’a pas les mêmes enjeux quand on est sous-traitant automobile que quand on est Renault.
Beaucoup de choses bougent aussi au niveau des territoires et des collectivités. Parce qu’on réalise qu’on est plus fort ensemble, de nouveaux collectifs, des groupements très fructueux, se créent. Et là, on s’éloigne des récits pour rentrer dans le pragmatisme : qu’est-ce qu’on fait, concrètement pour inventer d’autres modèles de développement ? Le récit et les valeurs sont importants mais c’est essentiel que récit et pragmatisme progressent en parallèle.

Camille Chaudron : J’espère que, dans les années à venir, on verra émerger de nouveaux modèles d’entreprises, voire de nouveaux statuts. On peut imaginer des choses : supprimer le salariat, tous devenir des patrons autogérants. On peut se dire que, demain, toutes les entreprises auront pour but d’améliorer le bien commun. Et une fois qu’elles ont rempli leur mission, est-ce qu’on ne les laisserait pas mourir ?

« Les luttes sur les réseaux sociaux ne se déplacent pas depuis le terrain. Elles les prolongent et les complètent. »

Camille Chaudron

Delphine Winicki : Camille, vous  avez lancé une campagne @hypeinzerowaste sur les réseaux sociaux pour démocratiser les objets durables en alternative au tout jetable. Comment arrivez-vous à nourrir un récit positif, déculpabilisant, sur la consommation responsable ?

Camille Chaudron : Je me base sur les faits et les chiffres qui indiquent ce vers quoi on devrait tendre pour être pérennes en tant que société. Et aussi sur ce quoi j’aspire et sur ce que j’expérimente. Pas seulement des futurs lointains, mais des choses qui existent et qu’on ne voit pas, comme les laboratoires du monde d’après. Le Hameau des Buis par exemple. Je veux incarner ce futur, montrer que c’est désirable, qu’on peut transformer des choses avec l’élan du cœur. Dans les sphères militantes, on est habitué à lutter contre quelque chose. Contre le capitalisme, contre le patriarcat, contre la destruction du vivant. Moi, je veux dire qu’on lutte « pour ». Pour l’amour. Pour ce qu’il y a de beau dans la magie de la nature. Pour créer plus de lien, de solidarité, d’entraide.

Delphine Winicki : Les réseaux sociaux contribuent à créer de nouveaux espaces d’engagement sur Internet, qui prennent le relai des luttes sur le terrain   :  Camille, Cécile,  sur quelle plateforme voyez-vous le plus émerger cette dynamique ?

Camille Chaudron : Les luttes sur les réseaux sociaux ne se déplacent pas depuis le terrain. Elles les prolongent et les complètent. Les réseaux sociaux ont ouvert à des personnes qui ne descendaient pas dans la rue un espace pour prendre la parole, s’engager, faire évoluer les consciences. Ils ont ouvert de nouvelles voies de militantisme et accru le nombre de militants.
Le militantisme sur les réseaux sociaux, on le voit surtout là où on peut encore faire du contenu de fond. Ce qui n’est pas la tendance globale puisqu’il faut être toujours plus impactant, plus rapide. On est dans une consommation frénétique de contenus et, hormis sur YouTube avec des chaînes comme celle de Thinkerview, on a perdu cette notion du temps long. Difficile dans ce contexte de porter un discours militant avec du fond et de la nuance.

La nuance, ça prend du temps. Traiter le sujet de la voiture électrique sur Tik Tok, pour moi, c’est impossible. Les plateformes de réseaux sociaux retirent de la substance alors que le besoin de penser est de plus en plus complexe. Les problèmes sont complexes. Les solutions sont complexes.
On parle aussi toujours des mêmes plateformes, des GAFAM. Mais des alternatives portent cette transformation : Peertube pour remplacer YouTube, Imago pour Netflix. On a même des messageries instantanées qui plantent des arbres.

Cécile Désaunay : C’est difficile d’avoir un dialogue constructif sur les réseaux sociaux. Pour caricaturer, Instagram, c’est l’entre-soi, la petite bulle de gens qui partagent des valeurs. Twitter, ce sont différents mondes qui se clashent en permanence. Celui qui m’intéresse le plus, c’est Facebook. Sur le côté individuel, il est clairement en déclin mais le côté groupe, communauté, joue un rôle important pour les consommateurs.
La société de consommation s’est basée sur un consommateur isolé, passif, dépendant des messages des entreprises, notamment de la publicité. Internet a renversé tout ça et a donné un pouvoir inédit au consommateur : l’information et la communication sur les entreprises et leurs produits. Les communautés de consommateurs sont des lieux dans lesquels on va essayer de se comprendre, d’échanger des pratiques, d’avancer ensemble. Des lieux d’encouragement et de découragement, aussi. Des lieux où il se passe des choses. Ce n’est pas du militantisme mais de l’engagement individuel, qui se sert de cette échelle communautaire pour avancer.

Camille Chaudron : Malheureusement, aujourd’hui les nouvelles générations ne sont plus sur Facebook. Et les plateformes qu’elles fréquentent sont celles qui posent le plus de problèmes : Snapchat, TikTok… Je me pose régulièrement la question, c’est une obsession chez moi  : comment parler à ces jeunes ? Ils sont à la fois très concernés et très au fait de l’actu et en même temps tellement happés et stimulés par d’autres logiques. Il y a une dissonance cognitive totale, dès 13 ans. C’est assez dramatique.

« J’étais très contente de recevoir des insultes sur Internet et des trolls, parce que je me disais "ah enfin, on sort du milieu bienveillant écolo !" »

Camille Chaudron

Laurène Yung : Et vous avez l’impression d’arriver à toucher cette communauté justement ?

Camille Chaudron : Plus ça va, plus je me demande l’impact que j’ai. J’ai conscience d’exercer une certaine influence et c’est chouette. Mais je parle à des gens qui sont déjà convaincus, qui sont déjà acquis à la cause ou qui ont un intérêt pour ça. On ne se retrouve pas sur ma page par hasard, malheureusement. Et beaucoup sont déjà très informés. Ce qui est bien, car c’est un challenge entre nous, on se tire vers le haut. Mais on reste dans un entre-soi et c’est dommage.

Parfois, j’ai pu sortir du cercle et j’ai essuyé de nombreuses critiques. J’étais très contente de recevoir des insultes sur Internet et des trolls, parce que je me disais « ah enfin, on sort du milieu bienveillant écolo ! » Mais ce n’est pas très représentatif, il faudrait que ces personnes soient touchées par beaucoup plus de messages comme le mien pour qu’il y ait un réel impact. Alors, je cherche à transformer mon travail sur les réseaux sociaux via des médias audiovisuels pour donner à voir ces nouveaux imaginaires au plus grand nombre, dans un format plus fictionnel et peut-être moins pédago. Parce qu’on a besoin de rêver, de faire rêver, j’en suis intimement convaincue. J’ai envie de donner à rêver à ce monde de demain. Se sentir un élément de la grande toile du vivant c’est une expérience transformative et j’aimerais la partager à tout le monde.

Auteurs et autrices

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