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Clara Dealberto et Jules Grandin : « Nous refusons de déformer la réalité pour lui donner un sens qui nous arrange. »

Quelles formes prend la datavisualisation ? Quel est son impact dans nos représentations, nos interprétations et nos imaginaires ? Quelle est sa force de frappe, à l’ère des réseaux sociaux rois, mais aussi sa ou ses limite(s) ? Voici quelques-unes des questions auxquelles nous nous proposons d’apporter des éléments de réponse, avec Clara Dealberto et Jules Grandin.

Dans cet article, on rencontre
Ça parle de quoi ?

La pandémie de la Covid-19, dans la communication gouvernementale et experte (ou « pseudo-experte »), c’est peut-être d’abord des graphiques. Des graphiques angoissants  : nombre de morts, nombre de nouvelles hospitalisations en réanimation chaque jour… Puis, plus tard, des graphiques plus rassurants, avec l’arrivée des vaccins. Cet épisode inédit de notre histoire commune aura eu pour incidence d’ancrer un peu plus les graphiques, mais aussi les infographies au sens large et les cartes, dans notre quotidien.
Cet exemple récent participe d’un mouvement plus large, celui de la montée en puissance, depuis plus d’une décennie, de la datavisualisation dans la mise en récit.

Quelles formes prend la datavisualisation ? Quel est son impact dans nos représentations, nos interprétations et nos imaginaires ? Quelle est sa force de frappe, à l’ère des réseaux sociaux rois, mais aussi sa ou ses limite(s) ?
Voici quelques-unes des questions auxquelles nous nous proposons d’apporter des éléments de réponse, avec Clara Dealberto et Jules Grandin. Deux êtres polyvalents et passionnés, qui finissent chacun les phrases de l’autre et se prêtent au jeu de l’entretien avec enthousiasme, pédagogie et humilité.


Les récits qui nous transforment18

Comment définissez-vous votre travail ?

Clara Dealberto : Notre travail, c’est un travail de traduction. Nous partons généralement de faits connus, de données réunies ou commentées par des spécialistes ou des journalistes, puis nous traduisons ces faits visuellement. Nous réfléchissons à la façon de les raconter le plus justement possible, différemment qu’avec du texte  : une carte, un graphique, une illustration informative, un schéma ? L’idée, c’est de s’approprier des connaissances et de trouver un moyen de les restituer différemment visuellement.

Jules Grandin : Nous sommes l’interface entre les spécialistes et le grand public. Le spécialiste ne va pas toujours pouvoir parler directement au grand public, car son langage sera parfois trop technique, ou alors il va entrer trop profondément dans le sujet, car il le maîtrise parfaitement bien. Nous, on va être briefés par le spécialiste et ensuite on va transcrire sa parole dans un objectif double de clarté et de pédagogie. Il ne s’agit pas d’une affaire de simplification. Souvent les gens ont cela en tête, mais notre travail, ce n’est pas de simplifier, c’est plutôt de trier, de hiérarchiser et d’apporter de la clarté et de la facilité de compréhension.

« Notre travail, ce n’est pas de simplifier, c’est plutôt de hiérarchiser. »

Est-ce que vous pouvez nous rappeler la différence entre cartographie, dataviz et infographie ?

Clara Dealberto : La cartographie, c’est simple, c’est tout ce qui est spatialisé. Les cartes, on les reconnaît assez facilement. La distinction entre dataviz et infographie est plus complexe, et c’est un vaste débat dans notre discipline !

Jules Grandin : Déjà, ce sont des termes qui sont relativement récents, qui n’existent pas forcément depuis des dizaines d’années. Et dont le sens a évolué. Dans les années  1980, une infographie, c’était un dessin technique sur ordinateur. Aujourd’hui, on réalise des graphiques, des images explicatives. Et, par exemple, on parle aussi bien de data journalistes que de graphistes d’information.

Clara Dealberto : Il y a des nuances aussi. Par exemple, on peut considérer qu’une datavisualisation repose sur de grosses bases de données.

Jules Grandin : Ou au moins sur des chiffres. Alors qu’une infographie peut reposer sur des concepts. Je pense à l’infographie que tu as faite, Clara, sur les différents types de voiles  : tu expliquais la différence entre 8 à 9 types de voile(s) différents. Il n’y a pas de base de données derrière les images. Mais comme ces illustrations sont vectrices d’information, on parle d’infographie. On donne aussi souvent l’exemple de l’illustration du cycle de l’eau, qu’on a tous vue en primaire  : l’eau qui s’évapore dans les nuages, les grandes flèches, la montagne… Là aussi, c’est une infographie, bien que ce soit une illustration.

Clara Dealberto : On peut d’ailleurs ajouter une précision technique. Il y a deux grandes familles d’infographies. Lorsque l’infographie repose sur des données, on parle d’infographie quantitative  : les camemberts ou les graphiques en barres sont ceux qui viennent immédiatement à l’esprit. Les autres sont des infographies qualitatives  : lorsqu’elles reposent sur des schémas ou des concepts par exemple.

Jules Grandin : Et toutes les règles qui régissent la dataviz et l’infographie fonctionnent aussi pour la cartographie. La seule différence, c’est que c’est spatialisé.

Vous l’avez dit, « dataviz » est un terme récent : comment expliquez-vous son retour en force depuis une dizaine d’années ?

Jules Grandin : J’ai effectivement entendu ce terme pour la première fois au début des années  2010. C’était grâce à un bouquin de David McCandless, le responsable de la cellule Data du Guardian, qui s’appelle Datavision, et qui a été, je crois, un carton en France, mais aussi à l’international. David Mccandless avait déjà un blog, Information is beautiful.

Clara Dealberto : Oui, ce livre a largement contribué à faire connaître la discipline au grand public, dont nous ! De toute façon, la visualisation des données connaît un essor graduel presque depuis le XIX  siècle, donc ça s’inscrit aussi dans une logique plus large. Après, plus récemment, on voit le développement d’outils de plus en plus nombreux qui la rendent accessible à plus de monde.

Lecture recommandée
Datavision
Par David McCandless

Jules Grandin : Il y a une grande aisance dans les outils, bien plus aujourd’hui qu’il y a dix ans. Et plein d’outils qui sont gratuits. Donc les gens qui ont envie de s’y mettre peuvent le faire assez facilement.

Clara Dealberto : Et puis, nous, on se plaît à penser que c’est aussi un effet boule de neige : la visualisation de données, c’est formidable, et, plus les gens en voient, plus ils se rendent compte de son pouvoir et ont envie d’en voir davantage.

Pour vous, c’est quoi une dataviz réussie ?

Jules Grandin : il y a deux choses. D’abord, elle doit apporter de la clarté. Une dataviz ou une infographie ne doit pas trop complexifier le sujet. Ça m’est arrivé plusieurs fois de finir un travail et ensuite de me demander si ma dataviz rendait finalement les choses plus claires. Je me plonge dedans, je me dis « Tout y est, mais est-ce que c’est plus clair finalement ? Peut-être que j’aurais pu faire mieux. » Et une dataviz qui a su hiérarchister l’information. L’exhaustivité n’est pas forcément le critère de réussite.

Clara Dealberto : C’est comme dans un texte  : quel que soit le sujet, et, quelle que soit la taille du texte, on ne peut pas tout traiter. On doit sélectionner les choses qu’on va mettre en avant. Là, c’est pareil. Une infographie réussie, c’est une infographie où on considère que l’on a bien réussi à hiérarchiser la donnée pour arriver à une retranscription fidèle de ce que l’on voulait représenter. Et puis l’aspect esthétique passe après, mais compte aussi. Quand une infographie est claire, fidèle et qu’en plus elle est esthétiquement réussie, ça fait chaud au cœur, bien évidemment !

Jules Grandin : Quand on sent qu’on a vraiment choisi la forme qui colle avec le sujet du graphique, c’est vraiment super. Parfois ça peut être des idées super simples qui fonctionnent très bien, et parfois ça peut être plus élaboré.

Comment est-ce que vous vous y prenez pour créer une bonne narration à partir de données ?

Clara Dealberto : On s’interroge sur ce qu’on voudrait raconter avec ces données. Dans une infographie, il y a bien sûr l’objet qu’on va créer. Mais, en amont, le plus important, c’est la réflexion et la conception. On se demande ce qu’on a à dire, et pourquoi on veut le dire en infographie et pas, par exemple, avec du texte et de la photo.

Une fois qu’on sait ce que l’on veut dire, on a la possibilité de choisir le meilleur format en fonction de la nature de la démarche  : regarder l’évolution d’une donnée dans le temps, observer comment un ensemble se décompose… On prend en compte les avantages et les inconvénients de chaque modèle, en fonction de l’espace qu’on a, du type de données qu’on a. Est-ce que c’est une infographie forte visuellement ? Est-ce que c’est un ensemble dans lequel on peut jouer avec de la composition ?
Est-ce que votre manière d’appréhender la mise en récit par votre travail a évolué au fil du temps ?

Jules Grandin : Je dirais que, ce qui a vraiment changé ces dix dernières années, c’est le mobile. Il y a 10-15  ans de ça, on s’interrogeait beaucoup moins sur la façon dont les infographies allaient passer sur mobile. Aujourd’hui, il y a des infographies que 90 % de gens consultent sur téléphone, donc on a commencé à designer pour le mobile, alors qu’avant c’était l’inverse.

Clara Dealberto : Oui, tout à fait. Aujourd’hui, quand on conçoit une infographie ou un grand format destiné à être sur Internet, on va d’abord imaginer la version mobile. Comme c’est ce que les gens vont le plus consulter, il faudrait mieux éviter que ça se retrouve en fin de parcours. Et aussi parce que cela implique de prendre en compte certaines spécificités dès le départ.

 « Ce qui a vraiment changé ces dix dernières années, c’est le mobile. »

Jules Grandin : C’est vraiment un tournant majeur pour nous. Sur le mobile, il y a moins de place, ça permet moins d’exhaustivité. Et puis on utilise son doigt, qui n’est pas aussi précis qu’un curseur de souris. Il y a également une navigation spéciale avec le swipe  : on ne peut pas faire de double clic ou de clic droit sur un mobile.

Clara Dealberto : Il y a des contraintes et des avantages, des choses à imaginer. C’est quelque chose de différent.

Vous avez tous les deux de vastes communautés sur Twitter : qu’est-ce qu’elles représentent pour vous ?

Jules Grandin : Au départ, moi, on m’a dit de m’inscrire sur Twitter quand je suis arrivé au Monde. On m’a dit que c’était important d’y être, que ça permettait de s’inscrire dans un écosystème un peu plus général. Ni Clara ni moi n’avions fait d’école de journalisme et, quand on entre dans une rédaction, on se rend compte que beaucoup de gens se connaissent déjà, car ils se sont rencontrés en école, et l’intégration n’est pas forcément évidente !

Clara Dealberto : Être sur Twitter était un levier d’intégration ! (Rires.)

Jules Grandin : Et ça permet aussi de savoir ce qui se fait dans d’autres journaux. Aussi bien dans les services infographie des journaux français, mais aussi au New York Times, au Washington Post, et partout dans le monde. Je ne vois pas comment on ferait pour suivre les grands médias mondiaux si Twitter n’existait pas. On ne peut pas avoir un abonnement à tous les journaux de la planète. Pour cela, Twitter est un outil formidable.

Clara Dealberto : Twitter, c’est un excellent outil de veille. Et il y a souvent des gens qui nous signalent des choses en infographie ou en cartographie que l’on n’avait pas forcément vues.

Jules Grandin : Ils se disent « Oh ça va plaire à Clara ou à Jules », nous mentionnent et, en effet, c’est souvent intéressant !

Clara Dealberto : Je dirais que c’est aussi un formidable outil d’encouragement. Quand on voit l’enthousiasme suscité par certains de nos projets comme Little Big Data, que les gens le suivent, aient envie d’en discuter, ça nous prouve que les cartes et les infographies peuvent plaire à beaucoup de gens, et ça nous motive énormément.

Jules Grandin : Ce qui est bien aussi, c’est que ça nous encourage à poursuivre notre travail de pédagogie, c’est comme une mission qu’on se serait fixée. Expliquer aux gens pourquoi la cartographie et l’infographie, c’est super intéressant. On est tous les deux persuadés que si on explique bien les choses aux gens, ils vont très bien comprendre. Sur les cartes, en particulier, il n’y a pas besoin d’insister beaucoup. La plupart des gens ont un petit truc avec les cartes, ils adorent ça. Ça leur rappelle leur enfance, les voyages, plein de choses.

 « Expliquer aux gens l’intérêt de la cartographie et de l’infographie, c’est comme une mission qu’on se serait fixée. » 

Clara Dealberto : Avec les graphiques, c’est moins intuitif. Les graphs en barres, les camemberts, ça évoque les rapports d’entreprise, ça ne fait pas forcément rêver tout le monde. Mais quand on leur montre les choses de la bonne manière, on se rend compte qu’il y a une demande, un intérêt, un public et ça nous fait plaisir.

Jules Grandin : Et puis ça nous oblige à rester rigoureux. À mener un travail d’enquête et de fond. Parce que dans la vie on peut voir passer quelque chose, se dire « Oh ce serait intéressant à raconter », mais, là, on ne peut pas se contenter d’une discussion rapide entre nous. Si on veut partager le projet sur Twitter, il faut des vrais facts, il faut aller lire des articles, faire de la recherche, etc. C’est bien, car ça nous encourage à rester le plus curieux possible et à enrichir notre culture graphique et cartographique un peu tout le temps.

Vous avez évoqué le projet Little Big Data, le suivi infographique de la première année de vie de votre fille : pouvez-vous nous le présenter ?

Jules Grandin : Notre fille est née en mars 2020. Avant sa naissance, on avait décidé de raconter, en graphiques, tous les changements que représentait cette première année de vie. On a créé des comptes sur Twitter et sur Instagram, et ce projet est ensuite devenu un livre publié aux Arènes en avril dernier. En tout, on a fait une centaine d’infographies.

Clara Dealberto : C’était à la fois une sorte de cahier de naissances, un suivi de la première année de vie d’un bébé sur les réseaux sociaux, et un véritable laboratoire d’expérimentations, une sorte de formidable catalogue d’infographies.

Jules Grandin : On a vraiment essayé de multiplier les formes.

Clara Dealberto : Un graph en barres, c’est bien, mais si on ne présente au lecteur qu’une suite de graphs en barres, à un moment donné, il va abandonner sa lecture, et c’est normal. L’idée, c’est aussi de travailler les formes pour conserver l’attention du lecteur.

Lecture recommandée
Le bébégraphe
Par Clara Dealberto et Jules Grandin

Jules Grandin : Dans ce livre, du coup, il y a 100  infographies et un camembert. Et encore, c’est parce qu’on s’est dit « c’est dommage quand même il faudrait qu’il y ait un camembert. »

Clara Dealberto : Ce qu’on voulait vraiment, c’est documenter la première année de notre fille. On n’était pas du tout partis avec l’idée de déconstruire certaines idées reçues, mais on l’a fait incidemment quand la question s’est posée. Par exemple on a veillé à ne pas avoir toujours maman représentée en rose et papa en bleu.

Jules Grandin : Oui, au cours du projet, il y a aussi eu des gens qui nous ont suggéré sur les réseaux de parler de tel ou tel sujet, et puis quand on trouvait que ça valait le coup, que ça permettait de décomplexer les gens, on l’a fait. Mais l’idée au départ c’était vraiment de se dire : « il y a une masse de données qui va arriver, ce serait dommage de ne pas la valoriser ! » Nous c’est comme ça que l’on réfléchit !

Est-ce que vous considérez que la datavisualisation aide à une meilleure compréhension du monde ?

Clara Dealberto : Oui, la datavisualisation rend de grandes masses de données plus accessibles qu’un tableau de chiffres !

Jules Grandin : D’autant qu’il y a de plus en plus de données disponibles, entre l’impulsion légale sur le côté open data, où toutes les collectivités sont invitées à rendre leurs données publiques, et l’essor de réseaux sociaux.

Clara Dealberto : Et puis la datavisualisation propose une interface entre les données et le grand public qui est extrêmement précieuse.

Jules Grandin : Oui, on l’a vu avec le Covid-19 par exemple. Au cœur de la pandémie, il y avait des chiffres qui tombaient tous les jours, et puis de choses pas évidentes : les « taux d’incidence »…

Clara Dealberto :… la « moyenne glissante »…

Jules Grandin : Oui, « moyenne glissante » ce n’est pas une expression que les gens ont l’habitude d’entendre. Peut-être que la Covid-19 a aidé les gens à lire les graphiques, je ne sais pas. Peut-être qu’ils ont aussi eu l’impression d’en voir un peu beaucoup.

 « Peut-être que la Covid-19 a aidé les gens à lire les graphiques. »

Est-ce qu’une infographie peut aller jusqu’à faire évoluer les représentations, les imaginaires, voire changer le monde ?

Jules Grandin : Ça peut, mais après, le danger, c’est qu’il faut qu’on utilise les bonnes infographies. Par exemple, on sait que Trump dans sa présidence a beaucoup utilisé les cartes et les graphiques pour justifier sa victoire. Ce qu’on lui a reproché pas mal de fois, puisqu’en nombre de voix il avait fait moins qu’Hillary Clinton. Le problème, c’est qu’il faisait du « cherry-picking » comme on dit, c’est-à-dire qu’il choisissait juste les cartes et les graphiques qui l’intéressaient. Or, quand on construit une carte ou un graphique, il y a plusieurs manières de représenter les mêmes données. Et elles ne sont pas toutes aussi fidèles à la réalité. Et ça, c’est évidemment un problème.

Clara Dealberto : Oui, nous, nous refusons de biaiser nos représentations pour qu’elles aillent dans un sens qui nous arrange. Alors bien sûr, par les sujets qu’elle traite, par la manière qu’elle a de traiter les sujets, l’infographie peut complètement faire changer les choses, mais on ne met pas l’infographie au service de nos idées. On la met au service des faits, de la réalité, de la donnée.

Jules Grandin : De manière générale, je pense qu’il faut se méfier des gens qui brandissent des infographies pour soutenir leurs propos. Souvent, quand, vraiment on regarde les infographies qu’ils ont, c’est rare que ce soit un truc vraiment clean qui sorte d’un rapport et qu’il n’y ait aucun problème. Souvent on se dit « ah tiens on a tronqué l’axe, ah tiens on a pris de 2006 à 2012, mais si on regarde juste avant, eh bien, ça n’a rien à voir ». Il est très fréquent que des gens hauts placés, des ministres se fassent tomber dessus sur les réseaux sociaux, car ils ont utilisé des graphiques biaisés.

Clara Dealberto : De la même manière qu’on peut faire mentir une photo, on peut faire mentir un graphique. Et ça, c’est quelque chose qu’on refuse de faire. L’infographie peut être un soutien pour l’argumentaire. Mais l’argument ce n’est pas « il y a une infographie qui montre que », car les infographies montrent plein de choses !

Jules Grandin : Les arguments, ce sont les faits. L’infographie soutient l’argument, mais ne doit pas être l’argument final.

 « Il faut se méfier des gens qui brandissent des infographies sans autres explications pour soutenir leurs propos. »

Comment allier l’impression d’objectivité (logique, voire scientifique) donnée par une infographie et le fait qu’elle a un objectif de conviction, d’argumentation, donc un parti pris ?

Clara Dealberto : Déjà, je dirais qu’on contrôle ce qui pourrait sembler paradoxal en étant conscients qu’on est en train de représenter les choses, de les sélectionner. Et, du coup, en étant clairs dans ce qu’on est en train de représenter et ce qu’on n’est pas en train de représenter. Ça passe par un titre et un sous-titre technique clair et honnête. S’il y a besoin d’informations en plus, on les ajoute. Si c’est un sondage, on précise sur quel échantillon il porte, de quelle manière il est réalisé.

Jules Grandin : On précise la source.

Clara Dealberto : Et en respectant certains codes qui permettent une traçabilité et une clarté de ce qui est représenté. Et, potentiellement, comme les gens ne sont pas habitués à lire tous les types d’infographies, en guidant le lecteur dans la lecture. En lui disant comment lire ce graphique et en donnant un exemple. Pour lui éviter de se perdre et de ne pas forcément comprendre ce qu’il est en train de regarder. Il faut faire preuve d’honnêteté et de transparence dans les infographies elles-mêmes et dans l’ensemble des textes qui les accompagnent. On voit régulièrement passer des graphiques qui sont franchement partisans, et nous, ce n’est pas ce qu’on produit.

Jules Grandin : Après, c’est sûr qu’il faut que les infographies aient un angle. Une infographie un peu panorama, qui prendrait un peu toutes les données qu’on a pour faire juste une infographie où il y a tout, c’est sympa, on fait un peu le tour du sujet. Mais, souvent, c’est un peu un prétexte. Ce qui est intéressant, c’est que l’infographie vienne soutenir un propos.

Clara Dealberto : Qu’elle vienne raconter, qu’elle vienne dire quelque chose. Mais ça, ça n’implique pas forcément de déformer la réalité.

Jules Grandin : Ça implique en revanche peut-être de bien choisir les infographies que l’on veut créer. Mille personnes peuvent traiter le même sujet avec mille angles différents, et elles ne vont peut-être pas choisir de le faire en infographies, parce que ça ne collera pas à leur angle. Par exemple, sur les cryptomonnaies, si aux Échos on se lance dans un grand format sur le bitcoin pour expliquer que les cryptomonnaies explosent, on ne va pas produire le même grand format avec les mêmes infographies que si Reporterre proposait un grand format sur le bitcoin en expliquant que c’est dangereux parce que ça menace l’environnement, etc. Et pourtant personne ne va faire mentir les infographies, ni dans un cas ni dans l’autre.

Clara Dealberto : Même sans mentir, on ne va pas se rendre complices d’un message qui pourrait passer par nos infographies. Je pense aux cartes sur l’immigration et à certains choix graphiques fréquents, comme les grosses flèches rouges qui pointent sur l’Europe. Il faut faire attention.

Jules Grandin : On s’est particulièrement interrogés là-dessus dans les années 2014-2015, au Monde, où l’actualité était pas mal dominée par les Migrants arrivant de la Méditerranée qui viennent sur des bateaux et qui meurent, et le terrorisme. Et c’est vrai que, souvent, quand on représente les routes des Migrants, ce sont de grosses flèches qui arrivent d’Afrique et de Syrie et ça peut créer quelque chose de très anxiogène. Et comme on passe aussi beaucoup de temps sur les réseaux sociaux à partager notre travail, on dit bien à nos étudiants en cours : « Vous n’avez pas envie que votre carte soit retweetée par un cadre du Rassemblement National qui s’en servirait pour dire que les Migrants nous envahissent ! » Il faut être vigilants vis-à-vis de l’image que l’on contribue à créer.

Clara Dealberto : Malgré notre vigilance, il peut arriver qu’une infographie soit mal interprétée. Si les gens sont de mauvaise foi, ou même en raison de subtilités. Je pense par exemple à une infographie que j’avais faite qui montrait le nombre de blessés graves parmi les Gilets jaunes. Elle décrivait ce qui avait provoqué leur blessure, et où celle-ci se trouvait. Et on voyait qu’il y avait énormément de blessures à la tête. Et ça, cette visualisation, elle avait été énormément reprise sur les réseaux sociaux par des gens qui disaient « Ah, voilà une visualisation qui prouve qu’on vise la tête dans les manifestations. » Or ce n’était pas vrai. Cette visualisation ne montrait pas qu’on visait la tête. C’est simplement qu’elle comptait les blessés graves, et qu’on est plus enclins à être gravement blessés si l’on est blessés à la tête qu’à la main. Si elle avait simplement voulu montrer le nombre de blessés, là ça aurait été très suspect qu’il y ait autant de têtes. Mais là ce n’était pas le cas. Dans cet exemple, il me semble que c’était plus de l’incompréhension que de la mauvaise foi.

Dans ce cas-là, qu’est-ce que vous faites ? Vous répondez sur les réseaux sociaux ?

Clara Dealberto : On ne peut pas répondre à tout le monde. Là, en l’occurrence, elle s’inscrivait dans un article qui était très clair sur la question. C’est la beauté et aussi l’inconvénient des visualisations, c’est qu’elles attrapent l’œil. Elles peuvent plaire à pas mal de gens, mais parfois les gens vont aussi les regarder très rapidement, ou ne regarder qu’elles et ne pas lire les articles associés…

Jules Grandin : Elles sont souvent utilisées comme support sur les réseaux sociaux quand les rédactions ou les auteurs veulent partager leur papier, par exemple. Une infographie, si elle s’inscrit dans un article, ça veut dire qu’il y a du texte avant et du texte après. Lorsque les gens choisissent, soit de s’indigner, soit de se réjouir sur une infographie sans regarder le contexte, il leur manque une pièce du puzzle.

Clara Dealberto : Aujourd’hui, j’écrirais probablement un avertissement sur précisément ce qu’une infographie représente et ce qu’elle ne représente pas, directement sur l’infographie. Car j’ai bien compris que les gens n’allaient pas forcément lire l’article.

Jules Grandin : On apprend !

Clara Dealberto : Oui, on apprend (Rires) !

Jules Grandin : Avec le temps, on s’est rendus compte que les gens pouvaient être déstabilisés par un gros graphique et n’avaient pas forcément envie de se plonger dedans. C’est pour ça que parfois on prévoit des petits tutos, pour expliquer comment lire le graphique, ou préciser un point, même un tout petit paragraphe, ça peut contribuer à les rassurer.

Clara Dealberto : C’est ce qui est chouette avec la discipline : notre pratique évolue tout le temps. On utilise ces tutos dès qu’on a l’impression qu’il y a un besoin. Pour un camembert, à part s’il y a une subtilité particulière, on n’expliquera jamais comment lire le graph.

Est-ce que vous diriez que votre travail contribue à construire le monde de demain ?

Jules Grandin et Clara Dealberto : On l’espère (Rires) !

Jules Grandin : En tout cas, les infographies et les cartes occupent une place importante dans la tête et dans l’imaginaire des gens. Pour la carte, c’est évident : c ’est la forme du pays, l’endroit où j’habite, c’est quelque chose qui est super important pour les gens. Quand on dit la France, le seul moyen de l’imaginer, c’est une carte, donc c’est important. Et si on revient sur le Covid-19, avec l’année qui vient de s’écouler, on se rend compte que, si les gens ont une image de la pandémie, c’est bien celle de graphiques.

Clara Dealberto : Et puis il y a aussi l’aspect international de la visualisation. Beaucoup de graphs, beaucoup d’infographies peuvent être compris même s’ils n’ont pas été conçus dans la même langue. D’une certaine manière, c’est un langage mondial.

« L’infographie est un langage mondial. »

Jules Grandin : D’ailleurs, à ce sujet, il existe une sorte de concours mondial de l’infographie, qui s’appelle le Malofiej. Et, quand on soumet des infographies à ce concours, on ne les traduit pas. Il y a des gens du monde entier qui participent à ce concours : des Brésiliens, des Chinois, des Hollandais… Et c’est drôle parce que, quand on présente une infographie, on se dit “Mais je ne mets pas une petite notice en anglais pour qu’ils comprennent quand même ?” Mais non, le jury les départage sans texte.

Qu’est-ce que vous avez découvert sur la mise en récit qui pourrait selon vous être intéressant pour l’information et la mise en circulation en général ?

Clara Dealberto : Que ça peut s’appliquer à tout.

Jules Grandin : Oui, nous on croit beaucoup au fait que la visualisation peut rendre n’importe quel sujet intéressant.

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