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La guerre, ça fait un bon sujet pour un podcast ? Entretien avec Alexandre Jubelin

Si la Grande Muette ne parle pas, alors parlons d'elle ! C’est ce qu’a voulu faire Alexandre Jubelin avec son podcast Le Collimateur qui traite du fait militaire avec des spécialistes, universitaires ou acteurs de la défense. Découvrez comment il a réussi son pari.

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Il existe en France un manque de dialogue entre militaires et universitaires. Le Collimateur a été créé pour répondre à ce problème et créer un espace de discussion.

En utilisant la force des récits, fictions ou témoignages, Le Collimateur offre aux non-initiés la possibilité de mieux comprendre le fait militaire.

Si l’utilisation de la science-fiction et de la prospective commence à faire sa place parmi les outils stratégiques de l’armée française, le war gaming peine à se faire accepter culturellement.


Les récits qui nous transforment18

Créé en 2009, l’IRSEM est l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire. Son rôle : participer à la recherche scientifique dans le domaine militaire tout en contribuant au débat public. Sa raison d’être et sa valeur ajoutée résident précisément dans son positionnement à l’intersection des deux mondes : celui du ministère de la Défense d’une part, et de la recherche universitaire d’autre part. Depuis 2019, l’IRSEM produit Le Collimateur, un podcast qui partage avec le grand public des connaissances sur les questions militaires et stratégiques. En rendant compte des enjeux internationaux et des conflits armés, mais aussi à travers des retours d’expérience, avec des spécialistes, universitaires ou acteurs de la défense.

Nicolas Vambremeersch : Depuis janvier 2019, tu animes le podcast Le Collimateur, produit par l’IRSEM. Chaque épisode aborde des sujets militaires, sous différents angles en fonction du format choisi. Qu’est ce qui a poussé, selon toi, l’IRSEM à lancer un podcast comme celui-ci ?

Alexandre Jubelin : J’ai eu l’idée, j’ai vu le créneau. Je savais que les podcasts étaient peu développés en France, qu’il y avait un potentiel. Il n’y avait pas de média audio spécifiquement consacré aux questions de défense, parce que c’est un thème qui a tendance à tendre les gens. Ça manquait et il n’y avait pas de raison que ça manque. Il me fallait une structure, un portage, si possible être payé et surtout avoir le premier réseau de diffusion. C’est bien de faire un podcast, c’est mieux qu’il soit écouté. Je cherchais un organisme, avec 5-10 000 abonnés, qui me permette de diffuser le premier contenu sur les réseaux, avec de l’impact. Je suis allé voir Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, le directeur de l’IRSEM que ça a intéressé et on a fait monter la chose par l’IRSEM. C’était le premier podcast institutionnel de ce secteur, et ça a pris.

NV : Cela me rappelle le format blog. Le podcast remet cet enjeu de régularité, de relation directe avec une communauté. Qu’en penses-tu ?

AJ : Oui, c’est assez similaire. En fait, beaucoup de gens font des podcasts, peu les tiennent. On voit des podcasts qui jaillissent de partout, et finalement ça s’arrête à 2 ou 3 épisodes car le créateur ne voit pas les écoutes décoller tout de suite et se démotive. Le podcast est un contenu d’habitude. On rentre dans le quotidien des gens. Mon avis personnel est qu’il faut pouvoir se dire : « qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, il y aura toujours un épisode à 8 heure le mardi ». Ainsi, le public sait qu’à 8 heures, il va pouvoir trouver un contenu intéressant sur le fait militaire.

NV : Donc, premier facteur de réussite : la régularité. Est-ce que tu en vois d’autres ?

Il faudrait demander aux gens qui écoutent, mais je pense que le format y est pour beaucoup. Le podcast offre une liberté. On peut parler de sujets compliqués de manière simple et détendue. Il n’y avait pas de média audio spécifiquement consacré aux questions de défense, cela tend les gens. C’est parfois abordé par des militaires de manière trop sérieuse, presque sinistre, et ça a tendance à être abordé de l’extérieur par des civils qui l’assimilent vite à un imaginaire fasciste… Alors qu’il y a, quel que soit notre avis sur la question, un juste milieu : on peut tout simplement se dire que l’armée existe et qu’on peut en parler. Ce terrain-là était vide. C’est ce qui a permis l’émergence du Collimateur. Aux États-Unis, il y a une hégémonie culturelle de l’armée alors qu’en France, pour de bonnes et de mauvaises raisons, il faut prouver que l’armée n’est pas un truc dangereux et fascitoïde. Pourtant, une fois qu’on entérine le fait que l’armée est un fait neutre, qui existe depuis longtemps et à peu près partout et n’a pas toujours besoin d’être exorcisé, on peut varier beaucoup plus. Nous, le droit d’entrée c’est : ce ne sont pas tous des fachos, c’est intéressant et on peut en parler de manière détendue.

« Les médias qui parlent de sujets de défense sont souvent perçus comme anxiogènes. »

Nicolas Livanis : Est-ce que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a eu un impact sur les audiences ?

Bien sûr, sur les gros épisodes on double notre taux d’écoute. Ça vient aussi du fait que j’ai été invité à la télévision plusieurs fois pour parler du conflit, donc beaucoup de gens ont découvert le podcast grâce à ça. Mais ça ne nous en dit pas plus sur les profils. Je sais juste que les officiers en entendent beaucoup parler car le podcast est connu comme un bon truc pour préparer les concours de l’École de Guerre, ça leur fait des fiches audios sur plein de domaine. La question n’est pas tant de savoir si les gens s’intéressent au fait militaire, mais plutôt s’ils écoutent des podcasts. Le podcast est une habitude : il faut un espace, du temps pour cette pratique. Je connais beaucoup plus de gens qui écoutaient des podcasts, qui ne s’intéressaient pas au fait militaire et qui ont glissé Le Collimateur dans leur sélection. À contrario, je connais très peu de gens qui n’écoutaient pas de podcast et qui se sont mis à écouter religieusement Le Collimateur.

NV : Qui a le droit de participer à ce dialogue, est légitime pour apporter son expertise ?

Le Collimateur a été créé pour répondre à un problème : les universitaires et les militaires ne se parlent pas. Il y a des universitaires qui se retrouvent à faire des bouquins sans jamais avoir parlé à un militaire. Il y a une forme d’hostilité entre ces deux champs, qui vient d’une incompréhension. On peut pourtant tout à fait créer des endroits où les gens discutent. Le Collimateur s’inscrit dans cet objectif : si vous vous y connaissez sur quelque chose, si vous avez publié sur la question ou que vous avez une expérience militaire en lien avec le sujet, alors vous êtes le bienvenu. Même s’il faut tout de même avoir une légitimité…

« Le Collimateur a été créé pour répondre à un problème : les universitaires et les militaires ne se parlent pas. »

NL : Pourtant, qu’il s’agisse du conflit ukrainien ou de la crise sanitaire, on a vu apparaître des experts qui, plus tard, se révèlent illégitimes pour aborder le sujet. Comment éviter cela ?

C’est une question de format. Les plateaux télés laissent peu de temps de paroles. Je peux briefer mon petit cousin pour 2 x 5 minutes et il s’en sortira très bien. Ce n’est pas très compliqué. En revanche, tenir une heure et demie, en laissant le temps de répondre, c’est autre chose. Si ça tourne vide, ça tourne vide rapidement. Le format est tel qu’il est obligatoire que la personne tienne la route, sinon ça ne marche pas.

NL : Au-delà de l’expertise, il y a aussi une partie narrative dans Le Collimateur. Le format Dans le Bunker par exemple propose d’analyser une œuvre culturelle (Star Wars, Dune…) sous l’angle militaire. Est-ce que cette approche narrative fait du Collimateur un objet de communication ?

Dans le Viseur et Dans le Bunker sont assez différents.
Dans le Bunker est né pendant le confinement, je me suis dit que ça pouvait décloisonner la chose, en intéressant pas uniquement les gens qui s’intéressent au fait militaire, mais également ceux qui aiment le cinéma.  Ça a très bien marché, ça a été un premier pallier dans la progression du podcast. Le danger est que je finisse par en faire de vraies émissions, car il y a beaucoup à dire, mais j’essaye de garder la chose légère. Par contre, ça soulève une chose : la plupart des films analysés sont américains et on les accepte avec toutes leurs invraisemblances, en se disant « Ah, ces Américains ! » alors que, quand on aborde un film français, on se pare à nouveau de notre regard critique et on se dit que c’est n’importe quoi, que c’est totalement fantasmé. C’est assez étrange.
Dans le Viseur part d’une conviction : les militaires ont des choses à raconter, et ne les racontent pas. Alors que la violence, les armes, l’action, des choses assez centrales dans la fonction militaire sont très présentes dans la culture populaire, sur les affiches de cinéma, dans la musique… Pourtant, les militaires n’en parlent jamais. Il y a 300 000 personnes dont c’est le métier en France et il n’y a de place pour qu’ils racontent leur expérience, alors qu’ils ont tous des histoires. D’ailleurs, ils se les racontent beaucoup entre eux, alors qu’elles sont intéressantes pour tout le monde et que dans 99% des cas, cela ne gêne personne qu’elles soient publiques. Il suffit donc de leur donner un micro, et de vérifier à posteriori que ça ne pose pas de problème. Pourquoi ne pourrait-on pas les raconter ?

« Dans le Viseur part d’une conviction : les militaires ont des choses à raconter et ne les racontent pas, alors que beaucoup d’aspect de leur métier sont très présents dans la culture populaire. »

NL : À travers ce format, n’y-a-t-il pas le risque d’amener une part de subjectivité dans la démarche ? La narration personnelle ouvrant forcément la voix à une part d’interprétation, voire d’émotion, allant à l’inverse de la démarche rationnelle et scientifique que promeut l’IRSEM ?

C’est vrai que c’est différent, je pense que ça se complète et que c’est assez propre à la nature du format podcast. Et puis le propos finit toujours par être assez intellectuel. Certes, on commence par un souvenir mais on finit sur des manières d’opérer, sur des stratégies, car les militaires intellectualisent beaucoup. C’est d’ailleurs peut être un travers de ce format : du fait que les invités soient des officiers, ils commencent souvent à vouloir me faire un exposé en trois parties sur la lutte antiterroriste au Sahel, alors que je souhaite juste leur histoire dans le désert. Rentrer par l’angle d’une histoire personnelle attire davantage l’attention des auditeurs, même si le fond reste le même.

NV : L’armée française a du mal à raconter des histoires, c’est souvent fait à coup de grosses campagnes de com, assez creuses et finalement très peu narratives. Maintenant qu’ils ont Le Collimateur, qui est donc une belle réussite de mise en récit, qu’est-ce qu’ils en pensent ?

Il faut analyser ça sous l’ange coûts/bénéfices. Le podcast ne leur coûte pas grand-chose. Ils ont le contrôle car ils valident avant diffusion. Ceux qui parlent sont des officiers qui ont le privilège de l’introspection, et qui devront communiquer : autant y être formé à travers cette expérience du podcast. Finalement, c’est tout bénéfice pour eux et sans danger.

NV : Sans vouloir fantasmer l’armée américaine, on peut se dire qu’outre-Atlantique, face à un produit comme celui-ci, qui marche, qui fait ses preuves, l’armée prendrait les devants, investirait dessus et lui donnerait une plus grande force, non ? A contrario, on a l’impression que l’armée française se satisfait de la situation sans trop s’en mêler : il y a comme une forme d’impensé stratégique. Comment l’expliquer ?

Le Collimateur n’est le bébé de personne, et je ne suis pas militaire. Il ne s’agit donc pas d’un produit organique. D’ailleurs, les militaires n’ont rien demandé, c’est un peu un OVNI. C’est aussi la force du podcast : on est hors cadre. Je ne suis pas journaliste, je ne suis pas militaire, je ne suis pas communicant : je produis juste un podcast, qui est un objet hybride qui ne rentre dans aucune case. L’armée n’étant pas la structure la plus agile de l’univers, je pense que le plus simple pour eux reste de le laisser vivre de manière indépendante.

« C’est une des forces du podcast : on est hors cadre, c’est un objet hybride, qui ne rentre dans aucune case. »

NV : Pour revenir à la relation fiction – guerre, on entend beaucoup parler du « war gaming ». Est-ce que la guerre se joue vraiment ?

Tous les militaires, ailleurs qu’en France, ne font que ça. Ils passent leur temps à jouer à la guerre. En France, c’est impossible de mettre en place une activité war gaming auprès des militaires. Ils ne comprennent pas l’intérêt. Ils le voient comme une partie de Risk. Pourtant dans les années 30, les États-Unis ont joué la bataille du Pacifique en war gaming, et les Japonais aussi ! Toute cette bataille historique de la Seconde Guerre mondiale a été décidée 20 ans avant dans leurs salles de war gaming !
Il est intéressant de noter que le war gaming défait les promesses technologiques.  Beaucoup imaginent de la simulation, de la 3D, etc, alors que les spécialistes recommandent un plateau et des pions, qui ont la même efficacité à un coût bien inférieur. Je suis certain que si on proposait un truc de war gaming hi-tech à l’État-Major des Armées, avec de l’IA, de la VR, ils seraient très enthousiasmés. Mais l’idée que ça puisse être simple, rustique et que ça puisse se jouer partout fait qu’ils ne le prennent pas au sérieux. Dans le war gaming, ça ne sert à rien de jouer contre l’IA. Le but est de jouer contre un autre humain, ou un autre groupe d’humains, pour comprendre leurs prises de décisions.

NL : Dans le même registre, on a vu récemment des initiatives de design fiction utilisé par l’Armée française, on pense notamment au travail de la Red Team. La science-fiction influence-t-elle vraiment l’armée ?

La Red Team est une initiative de l’Armée française. Elle se compose d’auteurs et de scénaristes de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires. Ensemble, ils ont pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 – 2060.

Peut-être, mais avec des limites. On fait des choses sur le soldat augmenté depuis un certain temps, pourtant on ne le voit toujours pas. C’est comme la voiture volante, c’est le fantasme de l’avenir depuis plus d’un siècle et pourtant personne n’en a jamais fait car, en fait, c’est inutile. Je crois tout à fait volontiers que la Red Team a dû sortir des scénarios puissants et novateurs mais l’essentiel de ce qu’ils font reste classifié, et à titre personnel je trouve que ce qu’on a pu lire publiquement est assez creux… Cela dit, ce qui est vraiment intéressant dans le cas de la Red Team, c’est qu’on ne parle que de ça. L’idée que des écrivains soient tous quelque part à imaginer le futur de la guerre, ça intrigue les gens. C’est aussi un moyen de faire de la com’ et de connecter le public à l’armée. Ces auteurs de SF sont des civils, et ils peuvent apporter quelque chose. C’est un pont, c’est sûr.

« L’idée que des écrivains soient tous quelque part à imaginer le futur de la guerre, ça intrigue les gens. »

Auteurs et autrices

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