Communiquer, c'est changer le monde.

Laurence de Nervaux : « Nous voulons comprendre les ressorts de la défiance sans stigmatiser. »

Recréer de la confiance en l’avenir, en cherchant à comprendre les différentes visions du monde de la population française, c’est le projet de Destin Commun. Laurence de Nervaux, sa directrice, nous en parle.

Dans cet article, on rencontre
L'article en 4 points :

1. La pandémie a accentué la défiance, le pessimisme et la division des Français et il est aujourd’hui de plus en plus difficile de faire émerger un récit commun mobilisateur.

2. L’omniprésence du storytelling joue paradoxalement un rôle dans la difficulté à faire émerger un tel récit.

3. Destin Commun identifie 6 amplificateurs pour passer des récits négatifs aux récits positifs.

4. La question du climat est au centre des préoccupations des Français mais ils ne se retrouvent pas toujours dans l’incarnation politique de cette cause.


Les récits qui nous transforment18

Destin commun est la branche française de More in Common, think tank international fondé sur l’idée que ce qui nous rassemble est plus fort que ce qui nous divise. Un présupposé qui réjouira forcément ceux qui, comme nous, croient à la force mobilisatrice des récits. Nous avons rencontré sa directrice, Laurence de Nervaux, pour discuter des travaux de son organisation, et en particulier de l’approche unique sur les publics développée par Destin Commun à partir des ressorts de la psychologie sociale. Un travail en « focus groups » qui vise à répondre à la question suivante : des Militants Désabusés aux Identitaires, comment réconcilier des visions du monde différentes et des populations qui ont de moins en moins le sentiment qu’un avenir meilleur et partagé est possible ? Spoiler : la transition écologique pourrait être une occasion d’opérer ce « Big Switch ».

Laurène Yung : Pouvez-vous nous présenter Destin Commun ?

Laurence de Nervaux : Destin Commun est la branche française de More in Common, organisation créée en 2017 dans 4 pays : aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et en France. Et nous venons de créer également une équipe en Pologne.

Ce projet est né en réaction à une inquiétude croissante à l’égard des démocraties occidentales, avec le Brexit, l’arrivée de Donald Trump au pouvoir et la montée des populismes. Un événement particulier a cristallisé le projet en 2016 : l’assassinat en pleine rue, quelques jours avant le Brexit, de la jeune parlementaire britannique Jo Cox. Le nom de More in Common lui rend hommage en reprenant la formule qu’elle a employée lors de son premier discours à la Chambre de Communes : ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise.
Les cofondateurs ont choisi de s’appuyer sur la recherche en psychologie sociale pour comprendre de quoi procèdent les tensions et les divisions, mais aussi et surtout pour identifier des éléments d’union, de rassemblement, de consensus.

Destin Commun fonctionne d’un côté comme un think tank qui analyse, mais aussi comme une organisation au service d’autres acteurs qui jouent un rôle dans la cohésion sociale. Il s’agit notamment des fameux corps intermédiaires, dont on dit parfois qu’ils sont démonétisés. Il nous semble qu’il y a plutôt un enjeu aujourd’hui à les accompagner pour renouveler leur lecture de la société française, afin qu’ils puissent continuer à jouer leur rôle de stabilisateurs.
Par ailleurs, bien qu’on s’intéresse à l’ensemble des groupes qui composent la société française, nous dédions une attention et des moyens particuliers aux groupes qui sont les plus désengagés, défiants, désabusés.

Alice Mikowski : Justement, dans votre étude « La mer infinie, un récit pour demain », vous dressez le constat d’un « déficit d’espoir » en expliquant que partout les populations aspirent à l’unité et à créer un projet de société commun, tout en doutant du fait que le système actuel puisse y parvenir. Comment mesurez-vous et expliquez-vous ce phénomène ?

En effet, les Français, dans leur très grande majorité, affirment vouloir un changement profond dans la société, tout en doutant de notre capacité collective à réaliser ce changement.
Et lorsqu’on étudie la question, on s’aperçoit que le problème ne se situe pas seulement au niveau collectif, mais également au niveau individuel, ces deux niveaux fonctionnant comme des vases communicants autour de la question de la confiance. Et cela rejoint une idée centrale dans notre analyse, la notion d’agentivité. C’est le fait que la confiance en soi, en sa capacité à être acteur de sa propre vie, et à agir auprès de son quartier, sa communauté etc., nourrit la confiance dans le collectif : d’abord envers le collectif de proximité, mais aussi envers les institutions, à un niveau plus macro. Par conséquent, si on veut travailler sur la crise de confiance dans les institutions, il faut donner de l’agentivité au niveau individuel. C’est l’un des axes sur lesquels nous travaillons.

Laurène : Ce déficit d’espoir donne lieu à la prolifération de récits négatifs. Quels sont-ils ?

Aujourd’hui, on peut citer deux exemples très concrets de récits négatifs : le récit du Grand Remplacement, et les récits collapsologiques.
Mais il y a également des récits pour lesquels la frontière entre positif et négatif est ténue.

Le transhumanisme, par exemple. On ne peut pas dire que ce soit un récit positif, dans le sens où ce sont des utopies qui sont extrêmement individualistes : améliorer ses performances individuelles, son épanouissement, voire augmenter la durée de sa vie… mais sans nécessairement se soucier beaucoup des gens qui nous entourent, ou des générations futures. C’est très autocentré, et c’est pour ça que les milieux d’entrepreneurs de la Silicon Valley sont souvent critiqués, car ils mettent leur intelligence et leur créativité au service de projets individualistes : ils proposent une énième application pour mesurer ses performances, et il y en a peu qui travaillent concrètement sur des questions comme : « comment résoudre les problèmes de sécheresse en Californie ? ».

Alice : Gilets jaunes, Convois de la Liberté… On a l’impression que les fractures se creusent plus qu’elles ne se résorbent.

Le constat est très alarmant, en effet. Dans notre étude, « France 2022 : Naviguer en eaux troubles » publiée en janvier 2022, on a reposé certaines questions que l’on avait posées au tout début de la pandémie, et on a constaté un véritable effondrement de la cohésion. A la question : « Est-ce que vous considérez en général aujourd’hui en France qu’on prend soin les uns des autres, ou bien c’est chacun pour soi ? », en juin 2020, 55 % des personnes interrogées penchaient plutôt du côté de la solidarité. En 2021, plus que 13 %. Ce qui veut dire que 87 % pensent aujourd’hui que c’est chacun pour soi. C’est colossal.

Or le cycle électoral de 2022 a plutôt accentué les divisions : notre dernière enquête menée en juillet montre que seulement 1 Français sur 3 considère qu’au fond, il partage les mêmes valeurs essentielles avec les gens qui ne votent pas comme lui. En 2021, donc avant l’année électorale, c’était 2 Français sur 3 qui étaient de cet avis.

« Il y a vraiment un effondrement de la cohésion. »

Dans nos travaux récents, nous avons identifié une nouvelle équation de la contestation, avec plusieurs facteurs qui s’accumulent : une incertitude très présente, qui devient même la norme, une sensation d’impuissance, et le sentiment que la vie est complexe. Cette équation était le produit de la longue séquence Covid, mais on en retrouve tous les éléments dans la crise des prix de l’énergie et du pouvoir d’achat que nous vivons actuellement. Ce n’est pas tout noir ou tout blanc, mais c’est un continuum qui peut aboutir à du doute, de la défiance, et dans certains cas à de la contestation, qui peut prendre plusieurs formes, comme les attitudes complotistes. Pour nous, il s’agit de comprendre les ressorts de cette défiance qui creuse les antagonismes, et pas simplement de stigmatiser une contestation qui est surtout l’expression d’un désarroi, de l’angoisse face à un horizon très flou.

Laurène : Justement, comment traitez-vous le sujet du complotisme dans vos travaux ?

Nous allons travailler de plus en plus sur la question de la désinformation et du complotisme, pour essayer de comprendre les ressorts psychosociaux de l’adhésion à la désinformation, et renouveler les approches qui sont parfois binaires, comme le fact-checking. Parce que l’on sait, quand on s’appuie sur la recherche en psychologie sociale, que, quand on assène à quelqu’un une opinion contraire à la sienne, « Tu as tort et j’ai raison », non seulement ça ne marche pas trop, mais souvent, pire, ça renforce ce sentiment que sa voix n’est pas entendue, et sa volonté de la faire entendre.

C’est extrêmement important, parce que, justement, il s’agit de groupes, souvent, qui ont ce sentiment d’être invisibilisés, de ne pas être assez entendus. Nous, c’est exactement là-dessus que l’on veut travailler. Cela me fait penser à un reportage de Luc Bronner dans Le Monde en février dernier, où il avait interviewé de nombreux électeurs d’extrême-droite en France, et avait utilisé cette expression qui m’avait semblé extrêmement juste : « L’accusation du déni face à l’accusation de complot. » C’est très intéressant, parce que cela met en valeur l’importance de l’écoute et de la compréhension des différents points de vue, sans non plus tomber dans le relativisme par rapport au complotisme. Il s’agit de ménager toujours le dialogue avec ceux qui ont le sentiment d’être les moins entendus, qui sont de fait les plus défiants.

Alice : Dans chacune de vos études, vous utilisez une grille de lecture avec 6 familles de valeurs. Pouvez-vous nous en parler et nous expliquer comment réconcilier ces imaginaires différents ?

Notre analyse se fonde sur la segmentation que nous avons constituée en 2019, à partir d’une soixantaine d’indicateurs issus de la recherche en psychologie sociale. Elle permet de distinguer 6 groupes dans la société française :

  • Les Militants désabusés [ndlr : Diplômés, cosmopolites, sensibles aux inégalités, pessimistes, laïcs. 12%]
  • Les Stabilisateurs [ndlr : Modérés, installés, engagés, rationnels, compassionnels, ambivalents. 19%]
  • Les Libéraux optimistes [ndlr : Plus jeunes, individualistes, pragmatiques, confiants, libéraux. 11%]
  • Les Attentistes [ndlr : Plus jeunes, détachés, individualistes, incertains, désengagés. 16%]
  • Les Laissés-pour-compte [ndlr : En colère, défiants, se sentent abandonnés et peu respectés, désengagés. 22%]
  • Les Identitaires [ndlr : Plus âgés, conservateurs, déclinistes, nativistes, intransigeants. 20%]
Fanny Poret / spintank

Même si chaque famille a un profil bien particulier, on peut les regrouper deux par deux pour décrire leurs visions du monde. S’il y avait une tendance d’ensemble, c’est, comme je vous le disais, la montée d’un certain pessimisme : plus des deux tiers des Français considèrent que le pays va dans la mauvaise direction.

Ce pessimisme se décline en deux versions : une version engagée avec les Stabilisateurs et les Militants désabusés, ceux qui ont une vision assez sombre mais qui ne veulent pas baisser les bras, qui sont dans l’action. Aujourd’hui, face à la montée des prix, ils considèrent qu’il s’agit d’une crise systémique : au-delà des décisions de Poutine, c’est notre dépendance aux énergies fossiles qui est la cause profonde de cette crise.

La deuxième vision est vraiment très décliniste, anxieuse et plus fermée : c’est celle des les Laissés-pour-compte et les Identitaires. Face à la crise actuelle, ils renvoient la responsabilité d’abord sur le gouvernement, dans une attitude contestataire.

Les Attentistes ne sont pas aussi optimistes que les Libéraux hyper optimistes, mais, ce qui les rapproche, c’est l’individualisme. C’est un peu « Je vais bien, tout va bien. » Leur interprétation de la crise actuelle est qu’elle est plutôt conjoncturelle et exogène : c’est la Russie qui en est le seul responsable.

Ces trois lectures de la crise que nous traversons correspondent aussi à la nouvelle tripolarisation du paysage politique français. La question, c’est de savoir comment réconcilier tous ces univers très différents.

Il me semble que dans la catégorie intermédiaire, celle des Militants désabusés et des Stabilisateurs, ces derniers ont un rôle clé. A la fois parce qu’ils sont engagés, ils sont en relation, et aussi parce qu’ils peuvent jouer un peu ce rôle de passeurs. Mais ce n’est pas simple, notamment face aux Militants désabusés qui sont porteurs d’idéaux très forts, de valeurs très marquées, et qui font parfois preuve d’une forme d’intransigeance.

Laurène : Le constat qui chapeaute tous vos travaux est en effet ce manque de récit commun. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire aujourd’hui que c’est un peu paradoxal au regard de l’avènement du « storytelling » ?

C’est complètement vrai. Ce que je pense, c’est que trop de storytelling tue le récit et trop de maîtrise de la technique tue l’authenticité. C’est quelque chose qu’on a vraiment constaté, notamment en faisant du testing de messages sur les réseaux sociaux. Il y a quelques mois, on a fait une vaste campagne de tests sur Facebook autour de sujets liés à l’environnement, avec pour cible les Laissés-pour-compte. On a constaté une forme d’allergie à tout ce qui ressemble de près ou de loin à du marketing : contenus très léchés, jolis visuels, formules travaillées…Ce n’est pas ça qui fonctionne. Le partage d’émotions spontanées, les contenus maison engendraient bien plus de réactions positives. Peut-être que les communicants doivent désapprendre un peu ce qu’ils savent !

« Trop de storytelling tue le récit et trop de maîtrise tue l’authenticité. » 

La deuxième chose qu’on peut questionner, c’est la connaissance des cibles : les connaît-on vraiment ? Pour les marques et les entreprises, oui. Pour la plupart en tout cas, peut-être justement parce qu’on est saturés d’études ultra-segmentées etc. Mais nous nous situons dans un univers un peu différent. Les corps intermédiaires ont beaucoup moins cette culture de l’analyse d’audience segmentée, même les organisations de premier plan. On commence toujours par leur demander s’ils savent à qui ils parlent et à qui ils ne parlent pas, et pourquoi. Et, souvent, la réponse est très floue. Alors qu’il s’agit d’enjeux ultra stratégiques.

En outre, notre approche sur les cibles est un peu différente des approches traditionnelles. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que les gens mettent dans leur caddie. Ce sont leurs orientations psychologiques, et l’importance relative qu’ils accordent à ce qu’on appelle les fondements moraux : l’équité, la bienveillance, l’ordre, l’autorité, la pureté. C’est ce qui nous permet de comprendre leur vision du monde.

Fanny Poret / spintank

Alice : Pour remédier à cette situation, dans “La Mer infinie”, vous proposez d’opérer un « Big Switch » du négatif au positif pour générer une dynamique vertueuse : pour ce faire, vous étudiez des cas concrets comme le mouvement Fridays for Future, le festival Burning Man, ou encore la campagne nationale de Jacinda Ardern en 2017. Qu’ont en commun ces mobilisations citoyennes ? Pourquoi vous inspirent-elles ?

Je pense que nous avons tous expérimenté – ce fut particulièrement le cas pendant la pandémie – cette incapacité totale à faire des projets, ce qui a généré une très grande frustration.
C’est de cette idée qu’est né ce projet, soutenu par la Fondation européenne pour le climat.
Au départ, cela venait d’une lassitude partagée dans l’équipe au cœur de la pandémie, d’un besoin de retrouver un souffle d’espoir, de la hauteur de vue. Évidemment, cela répondait aussi à un diagnostic partagé au-delà de More in Common : depuis l’effondrement des grandes utopies du XXème siècle, on a beaucoup de mal à faire émerger de nouveaux récits communs mobilisateurs.

« Depuis l’effondrement des grandes utopies du XXème siècle, on a beaucoup de mal à faire émerger de nouveaux récits communs mobilisateurs. » 

Nous avons ainsi demandé au brillant Giuliano Da Empoli de réfléchir à la question des nouveaux récits communs mobilisateurs.

Note
Ancien conseiller politique de Matteo Renzi, Giuliano Da Empoli est essayiste et romancier. Il vient de publier Le Mage du Kremlin, une fiction romanesque qui plonge au coeur du pouvoir russe, de ses oligarques et de ses courtisans.

Sur ce point, je peux me faire le porte-parole de Giuliano. Le « Big Switch », c’est un peu son expression, c’est cette idée de la bascule du négatif au positif. Il y a deux points communs entre tous les exemples de mobilisations que vous avez citées : d’une part, le fait que toutes ces initiatives ont été sources de mouvement et d’énergie, et donc on a quelque chose à apprendre à ce niveau-là, à cet endroit-là. Le second point, tout simplement, c’est qu’ils ont eu un certain succès dans différents domaines.

A partir de ces exemples, Giuliano a identifié 6 amplificateurs pour permettre aux récits positifs de passer la vague, tandis que les récits négatifs, compte tenu de la façon donc fonctionne notre cerveau reptilien, captent davantage notre attention.

Le premier, c’est le facteur plaisir. Il faut de la joie, de l’amusement, y compris en politique. On ne gagne pas si on est terne, si on est morne. D’ailleurs, Giuliano explique bien qu’au cours de l’Histoire les mouvements populistes, voire fascistes, ont souvent misé là-dessus, en particulier le fascisme italien.

Le deuxième amplificateur, c’est l’idée que le changement exige un très gros effort d’imagination, de projection, à la fois pour concevoir l’avenir et pour le rendre tangible. Il prend l’exemple des parcs d’attraction. L’enjeu, c’est vraiment d’incarner l’avenir dans des expériences collectives concrètes pour justement surmonter cette perte d’énergie dans la projection d’avenir.

Le troisième, c’est ce qu’il appelle l’énergie de la transgression. Il prend l’exemple de Greta Thunberg qui décide de transgresser la règle selon laquelle les enfants doivent aller à l’école, en manifestant le vendredi. La transgression attire l’attention et marque les esprits. Il y a une forme d’énergie dans cette dynamique de transgression.

Le quatrième amplificateur, c’est la figure de Narcisse. Giuliano prend l’exemple des selfies dans des positions dangereuses, qui font plus de victimes que le terrorisme chaque année aux Etats-Unis. Même si l’exemple est un peu extrême et choquant, ce qui est intéressant dans la posture de Giuliano, c’est qu’il ne critique pas ces jeunes qui font des selfies. Pour lui, ils veulent être des acteurs de leur vie, ils ne veulent pas être simplement passifs. Et cela peut être au contraire un levier positif. Il prend aussi l’exemple du best-seller Burn after Writing, modèle revisité de journal intime sous la forme d’un questionnaire de Proust.

Le cinquième amplificateur, c’est la défense de la figure du héros ordinaire. Quel que soit le sujet, les héros sont souvent un peu lointains, distants. Et, parfois il vaut mieux prendre Monsieur ou Madame Tout le Monde pour incarner une cause. Sur le climat, en France en tout cas, peut-être qu’il faudrait justement moins de Greta et plus d’infirmières, d’agriculteurs, d’institutrices, de héros anonymes mais auxquels les gens s’identifient.

Le sixième et dernier point, c’est un plaidoyer pour une nouvelle forme de leadership, notamment en politique, où le leader ferait preuve d’empathie, serait capable de se mettre à la place des gouvernés. Il montre que c’est notamment le cas de beaucoup de leaders féminins.

Fanny Poret / spintank

Laurène : Comment la transition écologique, surtout au regard des résultats de la dernière élection présidentielle et de la crise que nous traversons maintenant, peut-elle, comme vous l’affirmez, devenir « la nouvelle matrice du commun » ?

Nous sommes effectivement convaincus que ce sujet est le seul qui puisse constituer un point commun de rassemblement. Cela correspond aux aspirations profondes des Français, toutes les études le disent.

Il y a quelques mois, nous avons demandé aux personnes interrogées de décrire leur France idéale dans 10 ans. Et, sur une vingtaine d’adjectifs, le premier qui ressort est « respectueuse de l’environnement. ». Et même au cœur d’une crise qui affecte fortement le coût de la vie, 72% des Français considèrent qu’il faut accélérer la transition écologique.

Ces derniers mois, nous travaillons beaucoup sur la question écologique. Il me semble qu’il faut renforcer l’approche intégrée de l’écologie. Dans les différentes études d’opinion, l’écologie est dans le top 5 des préoccupations des Français, parfois dans le top 3. Après les canicules et les sécheresses de l’été c’est devenu le 2e. Mais il y aura toujours d’autres sujets qui préoccuperont aussi les Français, et c’est logique. Le pouvoir d’achat, la santé, la sécurité… Pour que ce sujet devienne vraiment le défi numéro 1, il faut qu’il s’intègre à tous les autres, plutôt que d’en faire un sujet spécifique. C’est d’ailleurs peut-être ce qui peut expliquer que Jean-Luc Mélenchon ait eu plus de succès que Yannick Jadot lors de l’élection présidentielle. Les jeunes sont soucieux d’écologie, mais aussi de justice sociale et on ne peut pas leur en faire grief.

« Même au coeur de la crise, 72% des Français veulent accélérer la transition écologique. »

Cela me fait penser à un échange qui a eu lieu récemment lors d’un de nos focus groups. C’était un groupe de Laissés-pour-compte, où se trouvait une femme qui vit près de Toulouse. Cette femme explique qu’elle a acheté un vélo électrique pour économiser sur l’essence, qu’elle a découvert Too Good to Go et qu’elle utilise des panneaux solaires pour brancher sa machine à laver. Avec les économies qu’elle fait grâce à cela, elle a acheté une machine à compost. Forcément, on lui dit que tout ça est très écolo. Et elle nous répond : « Attention, je n’ai pas dit que j’étais écolo. Je fais des économies. » C’est très révélateur du fait qu’il y a plein de gens qui ne se retrouvent pas sous l’étiquette politique écologique. Face à la hausse des prix, il faut partir de la première préoccupation des gens : le porte-monnaie, et donner à voir des améliorations concrètes dans la vie des gens, plutôt que de parler des problèmes macros qui découragent. La rénovation thermique des logements, par exemple, est un sujet qui peut bien fonctionner en ce sens, c’est concret et ça permet de faire des économies en agissant pour l’environnement.

On a également entendu une grosse frustration liée au décalage entre les injonctions et la réalité. Comment faire, par exemple, si j’ai envie de m’acheter une voiture électrique mais qu’il n’y a pas de bornes dans ma commune ? On retrouve d’autres incohérences sur l’offre disponible, qui souvent n’est pas écologique, ou encore l’obsolescence programmée de certains produits. Il y a un sujet très proche : ça coûte plus cher de réparer que d’acheter neuf. Donc il y a un vrai travail à faire sur la filière du réemploi.

On a également été frappés par le poids de l’attendu social, de la norme sociale. Au sein des groupes de Laissés-pour-compte, certains disaient : « Il faut toujours du neuf parce que c’est mieux vu. » C’est très frustrant d’être dépendant de ce regard. Une femme nous disait : « On devrait pouvoir réutiliser, réoffrir à des enfants des jouets qui sont comme neufs, mais c’est très mal vu. » Les gens se sentent victimes des injonctions à consommer. A l’heure où on nous incite à la sobriété, les publicités lumineuses, qui à la fois consomment de l’énergie et incitent à consommer, sont perçues comme des aberrations. Sur ce point, il faut prendre le problème à la source et travailler avec les publicitaires : sont-ils conscients de leur responsabilité ? Comment peuvent-ils jouer un rôle plus positif dans la transition ? Un beau défi pour les communicants !

Parlons Climat, le dernier projet de Destin Commun en partenariat avec la Fondation Européenne pour le Climat, est un programme pour engager l’ensemble des Français dans la transition écologique en analysant les rapports à l’environnement des différents groupes de valeurs, pour proposer des recommandations de communication adaptées à chaque public ; et c’est passionnant !
Découvrez le programme en ligne à cette adresse : https://parlonsclimat.org

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