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Raphaël Llorca : « Pour créer un récit commun désirable, c’est le politique qui doit mener la danse. »

Nous avons voulu prendre Raphaël Llorca à son propre jeu, et l’inviter à partager son diagnostic sur les récits, les stratégies et les dynamiques des différents partis. Et pourquoi pas aussi, tenter quelques pronostics – de quoi nourrir notre réflexion en cette rentrée politique.

Dans cet article, on rencontre
L'article en 5 points :

1. La politique souffre de la perte de foi des Français en sa capacité à changer leur vie : elle doit réinventer un récit mobilisateur

2. En 2017, Emmanuel Macron a gagné sur le mythe de « l’entrepreneur politique » : en 2022, il a été incapable de bâtir de nouveaux imaginaires à même de projeter les Français dans le futur

3. Si l’extrême-droite prospère, c’est d’abord parce qu’elle a réussi à faire drastiquement baisser le coût d’adhésion à ses idées

4. Pour s’imposer, l’écologie doit mener des batailles culturelles, pour associer des valeurs positives à des thématiques comme la décroissance ou la sobriété, et embarquer tout le monde

5. Il y a un quasi-transfert de compétences de la sphère politique aux marques, en tant qu’entités capables de prendre en charge des projets de vie avec des améliorations concrètes. C’est une illusion – les marques ne peuvent pas tout – et un danger – les marques sont fondamentalement pro-cycliques.


Les récits qui nous transforment18

Raphaël Llorca, on le suit depuis longtemps, chez spintank. On avait lu, et discuté, ses essais sur la Marque Macron et les Nouveaux discours de l’extrême-droite. On se souvient notamment de ses hypothèses de positionnement fin 2021, pour le candidat Macron en 2022. C’est pourquoi nous avons voulu le prendre à son propre jeu, et l’inviter en plein cœur de l’été, au sortir d’un an d’une période électorale à la fois riche et tendue, à tirer le bilan de cette séquence. Partager son diagnostic sur les récits, les stratégies et les dynamiques des différents partis. Et pourquoi pas aussi, tenter quelques pronostics – de quoi nourrir notre réflexion en cette rentrée politique.

Alice Mikowski : Du point de vue de la communication politique, comment analyses-tu les premiers mois de ce deuxième mandat d’Emmanuel Macron ?

Raphaël Llorca : D’abord, un premier constat, très nouveau en termes d’imaginaire : le pouvoir est passé, de façon très claire, de l’Élysée à l’Assemblée. Ça n’a l’air de rien, mais c’est, en fait, une toute nouvelle donne politique pour Macron. Lors de son premier mandat, celui qui comptait réintroduire de la verticalité en politique a pu compter sur une Assemblée nationale à sa main, avec une opposition affaiblie, une extrême droite quasiment inexistante et une ribambelle de députés godillots qui votaient tout ce qu’il proposait. Tout venait du pouvoir exécutif, sans que l’Assemblée joue toujours son rôle traditionnel de force de propositions et d’amendements.

Aujourd’hui, c’est plus compliqué : Macron sort d’une campagne ratée, sans avoir réussi à dresser un constat nouveau du pays, ni proposer une vision claire de qui nous sommes, en tant que Nation, après cinq ans de crises ininterrompues. Quel est le nouveau récit dans lequel Macron veut projeter la France dans les 5 prochaines années ? Impossible de le savoir.

Et pourtant, en 2017, on se rappelle à quel point il avait su imposer sa marque, via une approche singulière. Son parti-pris était simple : si la France allait mal, c’est qu’elle était bloquée – bloquée économiquement, d’où la symbolique très forte de la libéralisation des cars qu’il a menée en tant que ministre de l’Économie ; bloquée politiquement, avec un personnel politique incapable de se mettre d’accord pour des raisons, disait-il, d’étiquette ; bloquée bureaucratiquement, d’où la nécessité d’une réforme du service public, en étant plus efficace, à tous les niveaux. Aujourd’hui, la question qu’on peut se poser est que reste-t-il, en 2022, de L’État en mode start-up : le nouvel adage de l’action publique, si on reprend le titre de l’ouvrage de Thomas Cazenave, préfacé en 2016 par un certain ministre de l’Économie désormais président de la République ?

Lecture recommandée
L'Etat en mode start-up : Le nouvel âge de l'action publique
Yann Algan & Thomas Cazenave, 2016.

C’est aussi en refusant les dogmatismes qu’il a pu accéder au pouvoir. Par exemple, une des mesures phares qu’il avait envisagée en 2017 (mais finalement jamais proposée) portait sur le temps de travail, sujet très clivant en France : tu es de gauche, tu es pour les 35 heures, tu trouves que c’est merveilleux ; tu es de droite, tu penses que c’est la ruine pour la France. Daniel Cohn-Bendit avait soufflé l’idée à Macron : pourquoi ne pas moduler le temps de travail en fonction de l’âge ? Après tout, on peut travailler davantage quand on a 25 ans : on a besoin d’apprendre, on est plein d’énergie. Au fur et à mesure qu’on avance en âge, on est plus fatigués, on a davantage de responsabilités familiales, on pourrait par conséquent progressivement diminuer le temps de travail. On en pense ce qu’on veut, mais c’était une vraie idée neuve. En 2022, quelle est la grande proposition d’Emmanuel Macron relative au monde du travail, alors qu’après des confinements à répétition le rapport au travail a profondément évolué – comme le montre le fascinant phénomène de la « Grande démission » ? Reculer l’âge de la retraite ! C’est à côté des enjeux de l’époque et, surtout, de ce que vit la population.

« Dans quel récit Emmanuel Macron veut-il projeter la France ? Impossible de le savoir. »

Damien Leborgne : Comment, selon toi, s’est-il retrouvé à ce point presque désœuvré comme perdu face au pouvoir ? Les seconds mandats sont-ils donc condamnés à être inutiles ?

Revenons à la campagne présidentielle. Je crois beaucoup à sa dimension foncièrement symbolique : elle est ce moment très particulier où un ensemble de récits jusqu’ici épars se trouvent alignés, dans un rare moment de cristallisation narrative. En 2017, c’est ce qui s’était passé autour du mythe fondateur du startuper, qu’Emmanuel Macron s’était brillamment approprié. Son message, c’était : « Je suis l’entrepreneur politique qui va déverrouiller toute la politique et les nouvelles politiques publiques. » Pour ça, il va au CES de Las Vegas, défend la French Tech, il va même jusqu’à envisager la création d’une startup avec Julien Denormandie et Ismaël Emilien en 2014. Le nom même de son parti « En Marche » invoquait un récit transformateur. C’était une façon pour lui de revendiquer une vraie modernité – alors qu’on parle de quelqu’un qui n’a pas eu de réseaux sociaux avant d’être ministre, et dont le film préféré est « les Tontons Flingueurs » ! En 2022, Emmanuel Macron a cru pouvoir enjamber la campagne présidentielle. Problème : il n’a pas pu compter sur un récit mobilisateur, ni pour la France, ni pour lui-même. Résultat : après seulement quatre mois, on a le sentiment d’un pouvoir effectivement désœuvré, en incapacité d’agir en profondeur.

Damien : Comment expliquer cela ?

Macron a une conception apolitique de la manière de gouverner. Il est persuadé qu’Il existe des bonnes solutions dans l’absolu, puisque ce qui prime c’est l’efficacité et notamment l’efficacité économique. C’est l’historien spécialisé des médias Alexis Levrier qui raconte cela de façon très juste dans Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse. Il dit que Macron pense sincèrement que si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous avez mal compris. Qu’au fond, toute réticence peut se vaincre par un peu de pédagogie.

Note
Emmanuel Macron incarne l'image du neutre durant son premier mandat présidentiel, selon Raphaël Llorca, dans son essai La marque Macron : désillusions du neutre.

Lorsqu’il est entré en politique, sa stratégie a consisté à atténuer les conflits, il continue aujourd’hui de croire qu’il existe des méthodes pacifiques, simples qui puissent aller à tout le monde. Au contraire, je crois que nous avons besoin de conflit et de tension en politique. Le conflit revient à l’Assemblée nationale, et c’est une bonne chose. Un pays a besoin de discussions politiques âpres, intenses et exigeantes. A trop dire « There Is No Alternative. », on créé de la désespérance chez les gens. Lorsque l’énergie de la contestation n’arrive pas à se dissiper par le débat et l’exposition de franches divergences, elle se dissipe forcément autrement. C’est là où se joue l’anti-neutre, et notamment la force de contestation qu’ont été les Gilets jaunes.

« Il y a une nécessité de conflit et de tension en politique. »

Alice : Comment imagines-tu qu’Emmanuel Macron puisse réussir à gouverner ces 5 prochaines années ?

On a le sentiment d’une fin de cycle pour lui, il semble comme à contre-temps. Après avoir brillamment réussi à neutraliser les oppositions pendant cinq ans, tout se passe comme s’il se neutralisait lui-même. Il semble sans idée, sans énergie, sans projection. Franchement, on a du mal à imaginer un quinquennat entier avec ce drôle de sentiment de fin de règne. On dirait qu’il repousse lui-même le moment où il va devoir s’exprimer et dire clairement sa vision. Un moment qu’il repousse d’ailleurs depuis le début de la campagne… Ce qui est d’autant plus étonnant que le succès de Macron était et reste sa capacité narrative, à dire où on va, à poser son récit d’une transformation.

Damien : Mais finalement, on sent les Français aussi qui sont assez fatigués, presque las de tout ce cirque. Covid, crises économique, sanitaire et écologique… on les comprend. Qu’est ce qui est en train de se jouer, selon toi ?

Pour moi, il y a une bataille de la Terre du Milieu. La société française oscille désormais entre deux polarités : d’un côté, il y a des franges radicales, à droite comme à gauche, pour qui la radicalité est la seule solution face aux urgences (qu’elles soient démographiques, pour l’extrême droite, ou environnementales, pour les écologistes) ; de l’autre côté, il y a une grande masse d’indifférents. Une masse presque anesthésiée. Concrètement, pendant le Covid, des études de l’ObSoCo ont montré que 8 millions de Français ont tout simplement arrêté de suivre l’actualité. Je citerais ici Jérémie Peltier qui parle de « La France qui s’en fout », une France qui a décidé de faire sécession avec les enjeux publics pour se recentrer sur la sphère intime du foyer et du confort personnel. Radicalité et indifférence : il faut penser les deux, en même temps. Je pense que beaucoup de choses se jouent dans cet interstice précis.

Des moments comme celui-ci, il y en a eu pleins dans l’histoire française. Notre pays a souvent été mu par une masse radicalisée qui a profité de l’état d’anesthésie générale de la population. Cela me fait penser à une citation de Stefan Zweig, qui nous montre qu’on est là face à une constante historique. Il parle d’un moment incroyable documenté par Michelet. On est le 21 janvier 1793, et par ce beau jour d’hiver, on va couper la tête de Louis XVI, et ce, non dans un moment de folie, rappelons-le, mais bel et bien à l’issue d’un long procès. Il documente alors le fait qu’il y a un petit groupe d’hommes qui pêchent non loin de l’échafaud comme si de rien n’était. De cette situation, il écrit cette phrase merveilleuse : « Sur les millions d’hommes d’une même génération, la plupart n’ont jamais vécu l’Histoire mais seulement leur propre vie ». C’est précisément ce qui est, je pense, en train de se passer aujourd’hui en France.

Lecture recommandée
Résonner, Les marques ont un nouveau rôle à jouer
Nicolas Vanbremeersch, 2022.

Alice : Dans son ouvrage Résonner, Nicolas Vanbremeersch, fondateur et dirigeant de spintank, considère que LFI est une marque horizontale, à savoir une marque qui veut jouer avec une complicité culturelle avec son public, qui partage avec elle les mêmes mythes et se pense comme membre d’un même corps social. Quel est ton avis ?

Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont eu de cesse de coller aux codes culturels de l’époque. Je pense par exemple à Fiscal Kombat en 2017, le jeu vidéo qu’ils avaient imaginé pour illustrer leur approche en matière de fiscalité. Je suis persuadé que tout ce qu’ils ont mis en place comme jeux, comme approches ludiques, comme stratégies sur TikTok, tout ça mis bout à bout a fait se déplacer des masses assez énormes.

Pourtant, je ne dirais pas que La France Insoumise soit exclusivement une marque horizontale. Tout reste très concentré autour de Jean-Luc Mélenchon. C’est une marque qui d’un seul coup devient très verticale lorsqu’il dit lui-même le désormais célèbre : « La République, c’est moi ». Et au fond, aux législatives, le pari de dire « Jean-Luc Mélenchon, Premier ministre », c’était une vraie façon de re-verticaliser le pouvoir et les élections.

Lecture recommandée
Le Partage du sensible
Jacques Rancière, 2000.

Mais ce que je trouve intéressant avec LFI, c’est leur capacité à faire émerger des voix très fortes, qui ont des univers puissants : François Ruffin, Danièle Obono ou encore Rachel Keke. Des histoires, des visions différentes mais qui se retrouvent autour d’un récit commun. C’est assez singulier aujourd’hui sur l’échiquier politique français. Et sur ce sujet, je voudrais revenir à la définition de Jacques Rancière, dans Le Partage du sensible. Il dit que le propre du politique est de déterminer qui a la parole et qui ne l’a pas : en cela, la LFI organise un nouveau partage du sensible qui est particulièrement bienvenu dans la période.

Damien : D’après toi, est-ce qu’Eric Zemmour pourrait revenir sur le devant de la scène dans les prochains mois ou prochaines années ?

Il est difficile de le prédire, mais je suis persuadé qu’on se réjouirait trop vite de son moindre score aux législatives. Il ne faut pas l’interpréter comme une absence d’adhésion de la population à son discours. Je suis beaucoup plus pessimiste. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que l’entreprise Zemmour était vouée à l’échec. Sur 10 stratégies politiques, il y en avait 9 qui ne réussissaient pas ; mais celle qu’il a emprunté a fonctionné dans d’autres pays, comme l’Italie ou les Etats-Unis …

Ce qui restera, c’est qu’il a réussi à baisser le coût d’adhésion aux idées radicales. Sur ce plan, le résultat est sans appel : l’absolue normalité avec laquelle les 88 députés RN sont rentrés à l’Assemblée nationale en est la première preuve. En dédramatisant, il a fait complètement exploser le rempart qui empêchait de nombreux Français de voter extrême-droite. On a beaucoup parlé de la fenêtre d’Overton, qui désigne l’ensemble des idées dicibles et acceptables dans l’opinion publique à un instant donné. Et Zemmour a vraiment permis de sauter un cran. On parle de Grand Remplacement de façon décomplexée, et plus seulement sur CNews. On n’y reviendra pas. Aujourd’hui, être ouvertement xénophobe, le revendiquer, est devenu beaucoup plus banal, y compris sur un réseau social professionnel aussi lisse que LinkedIn. C’est très dangereux.

Lecture recommandée
La civilisation du cocon : Pour en finir avec la tentation du repli sur soi
Vincent Cocquebert, 2021.

En revanche, je pense que sa lecture émotionnelle de la France n’était pas la bonne. Il était persuadé que c’était la colère le sentiment dominant, alors que c’était plutôt la fatigue. A l’inverse, celle qui a bien compris cela, c’est Marine Le Pen. Typiquement, c’est celle qui a le plus fait d’interviews dans des intérieurs, avec des lumières tamisées et dans des couleurs très douces. Elle s’affiche partout tout sourire, rassurante, et susurre à Magali Berdah : « Je ne veux pas ajouter de la fureur à la fureur du monde ». Elle a surdéveloppé tout un récit personnel autour de son amour pour les chats, qui est le parfait animal de la civilisation du cocon, l’animal de l’intime qui ronronne. Son récit en 2022, c’était celui d’une campagne-thérapie: je suis une femme divorcée célibataire, je pourrais être votre voisine, votre girl next door, je veux votre bien.

Note
Mourir peut attendre (No Time to Die, en version originale) est un film d'espionnage américano-britannique sorti en 2021 et réalisé par Cary Joji Fukunaga.

Damien : Et alors, si on t’écoute, elle a gagné face à Eric Zemmour ?

Mon avis sur Zemmour, c’est qu’il a été un incroyable laboratoire de nouvelles façons de façonner l’opinion publique. Il a fait émerger la figure du cool d’extrême-droite qui est une figure très nouvelle qui vient en contradiction avec l’image qu’on avait de l’électeur de Jean-Marie puis de Marine Le Pen. Il a beaucoup misé sur les codes de l’humour, avec, par exemple, toute une stratégie des mèmes sur Instagram, qui lui a permis de se réapproprier l’interprétation qu’on peut faire de lui par l’image. Typiquement, le doigt d’honneur à Marseille est transformé en deux minutes par son équipe en un geste nationaliste dont on peut être fiers, un geste de résistance. Quand il prend le sniper au salon Milipol, menaçant directement avec une arme lourde des journalistes, que fait son équipe ? Elle poste un montage de la scène qui fait référence à James Bond dans « Mourir peut attendre ». Recadrage par l’image et par l’humour : CQFD. Il s’est appuyé sur tout un courant d’idées à droite qui clame que le cool n’est plus à gauche, devenue austère, ayatollesque, castratrice. Le vrai cool, dixit la fachosphère, c’est la droite, car au moins on peut rire, manger de la bonne viande, prendre des jets privés et draguer sans crainte.

« Eric Zemmour a permis de sauter un cran sur l’échelle du dicible : on ne fera pas machine arrière là-dessus. »

Lecture recommandée
Mémo sur la nouvelle classe écologique Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même
Bruno Latour, Nikolaj Schultz, 2022.

Dans son ouvrage Mémo sur la nouvelle classe écologique, Bruno Latour le dit très clairement, et je le rejoins : l’extrême droite a bossé, elle. Cela fait 40 ans qu’elle travaille à des techniques de construction de l’opinion. Il existe en effet une coalition d’acteurs organisés qui poussent dans la même direction, de l’intellectuel d’extrême droite Renaud Camus au YouTubeur nationaliste Papacito. Il n’y a, bien sûr, pas de grand marionnettiste qui orchestre le tout, comme aiment le dire les complotistes, mais des coalitions d’intérêts qui tendent à pousser certains sujets. Y compris de façon plus anodine. Je pense notamment à certaines unes du Figaro Magazine, comme celle qui disait « A gauche toute – Enquête sur une mainmise culturelle ». Publier cette une, en pleine campagne électorale, c’était mettre une pièce de plus dans la machine à penser qui dirait que toutes les élites culturelles et médiatiques sont à gauche, et qu’il faudrait donc se positionner en résistant face à cette hégémonie.

Alice : Puisqu’on parle de mobiliser l’opinion publique, évoquons un sujet crucial, la transition écologique. On a interviewé Elliot Lepers qui nous disait : « Jamais les écolos ne s’adressent aux mauvais élèves ». Quel imaginaire aurais-tu envie de convoquer pour sensibiliser des cercles parfois plus éloignés du sujet ?

Pour moi, EELV a eu un péché mignon post municipales 2020 qui consistait à dire que puisque le sujet de l’environnement s’imposait comme un sujet de préoccupation généralisée dans la population, le travail de pédagogie était terminé. Et même dans la période où Zemmour était au plus haut, c’est vrai, les baromètres d’opinion nous disaient que le sujet de la transition écologique restait devant l’immigration et l’insécurité dans la hiérarchie des préoccupations des Français.

Mais malgré cette prise de conscience, l’écologie a encore besoin d’inventer de nouvelles façons de se raconter, de façonner son image. Les questions sont multiples : comment fait-on pour prendre au sérieux l’écologie comme une nouvelle idéologie politique ? Quels sont ses relais de transmission ? Est-ce qu’il faut de la radicalité ? Si oui, comment convaincre de sa nécessité au plus grand nombre ?

Pour ma part, je crois que l’écologie ne pourra vraiment s’imposer que lorsqu’elle sera capable d’embarquer le plus grand nombre, à savoir la classe moyenne, les classes populaires, les entreprises, les abstentionnistes, les fans de football …bref, tout le monde, pas simplement les plus engagés. L’art de la démocratie, c’est de fabriquer du consensus pour avancer. Les mesures considérées comme « radicales » ne passeront pas auprès d’un pays qui, on l’a dit plus haut, a un ventre mou qui s’en fiche et qui est fatigué de la politique. En revanche, tout est dans la maitrise de la perception de la radicalité : pour réussir à transformer en profondeur nos façons de vivre, il faudra mener la bataille du récit pour faire baisser le coût d’adhésion aux solutions écologiques précisément perçues comme « radicales », et donc souvent immédiatement disqualifiées parce que considérées comme telles. En prenant l’exemple de la mode et de la gastronomie, l’essayiste Jean-Laurent Cassely écrivait que l’écologie ne deviendra majoritaire qu’à partir du moment où elle deviendra lifestyle. Dans une société qui, qu’on le veuille ou non, est encore structurée par le désir consommatoire, je crois que l’intuition est très juste.

Note
« L'avion de Bernard » est un compte Instagram qui recense l'ensemble des vols effectués par le jet privé de Bernard Arnault et LVMH

Damien : Cela me fait penser à toutes les initiatives de sensibilisation telles que « L’avion de Bernard » qu’on voit fleurir partout sur les réseaux sociaux. Est-ce que tu penses que cela peut faire avancer la prise de conscience ?

Ce que ces initiatives montrent est important, car elles disent : « on n’est pas tous égaux face à notre bilan carbone ». Elles le montrent avec un exemple simple à comprendre, à fort potentiel d’indignation. Et même si je doute toujours quand une stratégie repose sur la désignation de boucs émissaires et de coupables, elles ont l’énorme avantage de soulever un sujet de fond : oui, il est clair que les riches polluent plus que les classes moyennes et populaires. C’est sur cette logique qu’on a imaginé en France l’impôt progressif sur le revenu. C’est aujourd’hui accepté par tout le monde. Pourquoi ne pas appliquer le même principe sur l’écologie ?

Lecture recommandée
Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques
Pierre Charbonnier, 2020.

Récemment, lors des Cannes Lions, j’ai vu qu’une banque au service de la transition écologique souhaitait proposer une « Carbon Limit Credit Card ». Le principe est simple : le plafond de dépense n’est pas seulement lié à l’argent disponible sur le compte, mais à une certaine quantité d’émissions de CO2. Au bout d’un certain montant, la carte se bloque, comme lorsqu’on est à découvert. Malin, non ?

Au fond, la question qui va très rapidement se poser est une question de philosophie politique autour de la question de la liberté individuelle. La philosophe féministe Manon Garcia le dit de façon très nette : pour elle, la question de la liberté individuelle va être remise en cause par la transition écologique, car, oui, aujourd’hui, la liberté de consommer, c’est une liberté de polluer. On dispose aujourd’hui tous et toutes, sans le savoir, de la liberté d’atteindre aux limites de la planète, cela ne peut pas continuer.

C’est Pierre Charbonnier qui le dit également très bien dans Abondance et liberté : Une histoire environnementale des idées politiques : la modernité s’est construite sur l’articulation intime entre liberté politique et abondance. Il montre que si l’idée de la liberté a été aussi bien acceptée par le plus grand nombre (ce qui ne va pas de soi, il faut le rappeler !), c’est qu’on a vendu l’idée d’une société émancipée des contraintes de la rareté. C’était beau, c’est même une promesse très honorable, mais comment faire pour que ce soit tenable sur le long terme ? Il ne suffit pas de clamer la « fin de l’abondance », il faut prendre conscience qu’elle entraine une remise en cause profonde de la notion de liberté individuelle.

« Il ne suffit pas de clamer la fin de l’abondance, il faut prendre conscience qu’elle entraîne une remise en cause profonde de la notion de liberté individuelle. »

Alice : Quels imaginaires convoquer pour faire avancer le sujet ?

Le récit de la transition écologique doit mener des batailles culturelles pour s’imposer. La première concerne la notion de décroissance ; à droite, on entend qu’il s’agirait d’imposer des conditions de vie dégradées ; en réalité, comme le suggérait Yannick Jadot lors de la dernière présidentielle, la décroissance peut très bien s’appréhender de façon plus positive, comme par le passage à un temps de travail au 4/5e, par exemple. De plus en plus de gens décident de ne plus travailler 100% de leur temps : or, renoncer à 20% de son salaire pour ne plus travailler le vendredi et ainsi s’épanouir dans d’autres projets, n’est-ce pas déjà une forme de décroissance ? On le voit bien, le cadrage autour de l’épanouissement personnel en modifie profondément la perception.

L’autre bataille culturelle à mener est celle de la consommation. L’idée d’une société post-consommatoire est profondément marquée socialement : en réalité, dans la majeure partie de la population subsiste l’idée d’une intégration sociale par la consommation. Quand on consomme « de la marque », par exemple, on prouve son appartenance au mode de vie majoritaire et on se distingue du « cassos ». J’ai le souvenir du verbatim d’une cliente interviewée par Les Echos : « Avant, je faisais partie de la classe moyenne, je faisais mes courses chez Leclerc. Aujourd’hui, c’est plus pareil, je les fais chez Lidl … ».

Lecture recommandée
La France sous nos yeux
Jérôme Fourquet, 2021.

Damien : Comment intégrer les classes moyennes et populaires dans le récit de la transition écologique quand la vision qui domine encore c’est que, comme le dit Jérôme Fourquet, si à 40 ans tu ne peux pas acheter du Nutella à tes enfants, tu as raté ta vie ?

C’est très significatif des valeurs associées à la consommation, surtout quand on voit, à l’inverse, l’engouement autour de la seconde main, de la fripe, du vintage chez les classes plus bourgeoises qui, elles, ne craignent pas le déclassement. Dans cette optique, les campagnes publicitaires du revendeur de seconde main Back Market (« On a passé l’âge de croire au neuf », « Il y a une vie après le neuf », « Il était une deuxième fois ») me semblent très importantes.

On peut aussi mobiliser d’autres leviers : la santé par exemple, puisque moins polluer c’est aussi vivre en bonne santé plus longtemps. Ou encore, la protection du paysage et de la biodiversité, trop souvent perçue comme annexe alors qu’elle est centrale, à un moment où la « solastalgie » – forme de souffrance existentielle causée par la destruction des écosystèmes – se développe. On le voit déjà avec l’émotion suscitée par les incendies qui ont eu lieu dans le massif du Mont Blanc ou, très récemment à la Dune du Pyla et au camping des Flots Bleus.

Damien : Tu as travaillé sur le rapport Dans la tête des abstentionnistes : à l’écoute de ceux qui se taisent avec les équipes de Destin Commun. Quels sont les facteurs qui expliquent que notre démocratie soit en danger aujourd’hui ?

Le rapport met en exergue 4 raisons pour expliquer l’abstention : la perte de foi dans la politique, les carences démocratiques, la sensation d’un fossé entre gouvernants et gouvernés et l’éthos, la manière d’être des élus. Le cœur de ce qui est dysfonctionnel et sur lequel il est urgent de travailler pour ne pas aller droit dans le mur, c’est la perte de foi dans la capacité du politique à changer la vie.

Et ça, c’est très important car il existe un tissu militant structurel anti-vote et la démocratie n’y survivra pas si on ne fait rien. Les Français, dans leur ensemble se disent « Au fond, que peut le politique aujourd’hui ? ». Et c’est une question qu’on se pose car nous sommes dans une société capitaliste, dans laquelle les réponses semblent bien souvent moins venir de l’État que des entreprises.

« Le cœur de ce qui est dysfonctionnel, c’est la perte de foi dans la capacité du politique à changer la vie. »

Lecture recommandée
Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ?
Denis Colombi, 2021.

Dans Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? Denis Colombi se demande pourquoi on n’arrive pas à changer de système économique. Pour lui, c’est précisément parce que le capitalisme est devenu une culture, un mode de vie, dont la logique et les règles de fonctionnement nous envahissent dans tous les domaines, y compris les plus intimes. Dans les relations amoureuses, les applications de rencontre comme Meetic ou Tinder ont promu l’idée que le partenaire idéal obéissait à un système multicritère, exactement comme lorsqu’on choisit un frigo. Dès lors, pourquoi est-ce qu’on ne choisirait pas son ou sa député.e et son ou sa président.e de la même façon ?

Et dans cette société de l’immédiateté et du choix radical, l’un des acteurs qui a bien compris le changement d’époque a été la grande distribution. Face à l’impuissance du politique, elle dit expressément : « Nous, on peut changer votre vie, et dès demain. On appuie sur le bouton, on bloque 300 produits de première nécessité. » On l’a vu par exemple pendant la crise sanitaire et la capacité des supermarchés à vendre des masques à prix cassé à un moment où il en manquait. C’est puissant et ça interroge. C’est une réponse politique et presque un transfert d’une compétence de la sphère politique à la grande distribution en tant qu’entité capable de prendre en charge des projets de vie avec des améliorations concrètes. Hier, les masques indisponibles en pharmacie à 49,95 euros, aujourd’hui, à moins de 10 euros et disponibles dans toutes les grandes surfaces. C’est factuel, concret et puissant dans l’esprit du grand public.

« Il y a presqu’un transfert de compétences de la sphère politique à la grande distribution en tant qu’entité capable de prendre en charge des projets de vie avec des améliorations concrètes. »

J’en vois aussi les limites, quand Michel Edouard-Leclerc est quasiment reçu sur les plateaux de télévision comme un ministre de l’Économie-bis, fort d’un important crédit de confiance et d’une remarquable stabilité dans le temps. Il est capable de vulgariser les grands enjeux pour le grand public, on le voit lorsqu’il explique les logiques d’échelle des grands systèmes de négociations internationales ou du marché du blé sur les plateaux télévisés. Mais qu’est-ce que ça dit de notre rapport à la politique, lorsque c’est un patron d’une entreprise privée qui est le plus écouté, et peut-être le plus cru, pour prendre en charge nos angoisses et nos préoccupations ? Quand ce n’est plus un élu qui est capable de nous projeter collectivement dans l’avenir ?

Alice : Alors, vive les marques et finalement qu’importe le politique ?

Ma conclusion est plutôt contraire : il ne faut jamais oublier que les marques ont un rôle pro-cyclique et dont les ambitions sont toujours, quoi qu’elles disent, centrées autour de leur business. Elles répondent avant tout aux demandes des consommateurs. Quand on est une femme ou un homme politique, on doit être capables d’aller contre le vent dominant pour poursuivre l’intérêt général. C’est leur rôle, et la raison pour laquelle ils ont des mandats longs.

Être contracyclique, c’est être comme François Mitterrand, en 1981, qui dit à propos de la peine de mort : « philosophiquement je suis contre, voici pourquoi » alors que la population française y était majoritairement favorable, c’est puissant. Être procyclique, c’est agir comme la grande distribution, qui se convertit au bio depuis 2019, pour la simple et bonne raison que plus de 50% de la croissance était portée par ce segment.

Lecture recommandée
The Hero Trap, How to Win in a Post-Purpose Market by Putting People in Charge
Thomas Kolster, 2020.

Par ailleurs, les marques ne peuvent pas tout, et pour reprendre la pensée développée dans The Hero Trap de Thomas Kolster : « Tout le monde ne peut pas être Patagonia ». C’est vrai. Et il faut être très vigilants, car maintenant toutes les marques, mêmes celles qui polluent le plus mettent en avant des mesures pour l’environnement, car elles ont senti le vent tourner. Pour l’instant, il y a une communauté d’intérêt entre l’opinion publique, les entreprises et l’intérêt général : les gens sont préoccupés par l’environnement, ils demandent un tournant écologique, les entreprises s’exécutent. Mais si dans 15 ans on a un revers réactionnaire sur l’écologie, et que la majorité de la population déclare que « l’écologie, ça commence à bien faire », que feront les entreprises ? Seront-elles aussi courageuses qu’elles semblent l’être aujourd’hui ? Les raisons d’être, toutes plus vertueuses les unes que les autres, tiendront-elles ? J’en doute.

Je suis convaincu qu’on n’arrivera pas à transformer la société sans les marques, sans les entreprises, pour la simple raison qu’elles ont des moyens symboliques d’agir sur les imaginaires de consommation. Mais tout cela a des limites, et sur l’écologie, c’est au politique de mener la danse.

« Sur l’écologie, c’est au politique de mener la danse. »

En revanche, un grand travail de marque doit être opéré en parallèle, pour que la transition écologique devienne un projet de société, un style de vie désirable et non pas la conséquence d’un ensemble de pressions. Personne ne vote avec un pistolet sur la tempe. 

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